Portraits

Comment en êtes-vous venu à reprendre le restaurant de votre père ?

Ayant étudié à l’Ecole Supérieure des Ingénieurs à Barcelone, l’équivalent des grandes écoles en France, puis en Sciences Economiques enfin un doctorat pour me lancer dans une carrière académique, je ne me sentais pas destiné à reprendre à 28 ans l’établissement, de mon père.
Mais en 1971 mon père un peu fatigué et souhaitant prendre sa retraite m’a proposé de de racheter le restaurant, si cela m’intéressait. En toute logique je pensais qu’il reviendrait à mon frère aîné, qui en Espagne à l’époque représentait l’héritier dans une famille.
Mais celui-ci travaillant à Madrid, en tant qu’ingénieur civil, mon père me l’a proposé.
Je l’ai donc acheté, car je le connaissais très bien depuis mon plus jeune âge et je l’ai géré comme une entreprise..
Il faut savoir que nous avons un personnel de 110 personnes et 200 000 clients par an !
Ce qui représente une vraie gestion.

J’ai entendu dire qu’il y avait une histoire d’amour derrière la création de ce restaurant ?

Bien sûr, une charmante histoire d'amour prend naissance en 1836 pendant la Révolution Industrielle en Espagne. Un magnat espagnol, Monsieur Xifré, ayant amassé une fortune au Mexique puis aux États-Unis, décide de retourner à Barcelone après avoir épousé la fille d'un banquier.
Après avoir vécu à New York et à Paris, lorsque sa femme arrive à Barcelone, elle constate l'absence de confort, de l'architecture et de l'ambiance qu'elle avait connus aux États-Unis et en France. Par conséquent, elle choisit de laisser son mari travailler à Barcelone et s'installe avec leur fils à Paris.
Son mari, profondément amoureux d'elle, a un seul objectif : la ramener à Barcelone. Pour atteindre cet objectif, il entreprend la construction du premier bâtiment moderne destiné à la location à Barcelone. Ce bâtiment, doté de 7 colonnes (en fait 8 avec l’entrée pour les livraisons) et pourvu d'eau courante, abrite le premier café/bistrot bourgeois où une femme peut venir grignoter seule ou accompagnée.


C'est ainsi que naissent les 7 Portes, perpétuant la cuisine catalane et traditionnelle. En 1942, l'établissement est acquis par Francesc Parellada Riera, propriétaire du célèbre Fonda Europa de Granollers (un hôtel). Avec l'aide de sa fille Carmen et de son beau-fils Joan Solé, il prend en charge la direction du restaurant.

Comment définissez-vous la cuisine catalane ?

C’est une cuisine adulte, généreuse, sophistiquée et très naturelle, mûre utilisant des matières premières abondantes préparées de différentes manières. Elle repose sur la tradition du grill, du barbecue, de la paella et l’utilisation de combinaisons de sauces, notamment mayonnaise, romesco (sauce à base de poivron rouge et de noix) et l’aïoli.
Une gastronomie exprimée dans un répertoire riche et classique de la cuisine catalane où l’on retrouve entre autres, les zarzuelas (ragoût de poissons et fruits de mer) , les nouilles à la cazuela ou les tripes catalane.

Vous parliez de restaurant emblématique. Qu’a-t-il de typique en dehors de sa cuisine classique catalane ?

Pourquoi est-ce un lieu emblématique ? Tout simplement, car nous avons contribué de manière significative à définir la cuisine catalane entre 1930 et 1970. De plus, notre établissement abrite une magnifique collection de 400 tableaux en rotation, comprenant des lithographies de Joan Miró et Antoni Tàpiès, ainsi que des œuvres de artistes tels que Ramon Casas, Planas Doria, Ricard Opisso, Salvador Dalí, Ricard Urgell, ou encore Aurore Altisent. Nous possédons même un portrait de Fortuny.
En outre, notre restaurant a accueilli une clientèle prestigieuse, dont la présence est commémorée par des plaques. Des personnalités telles qu'Ava Gardner, Joan Miró, Pablo Picasso, Charlton Heston, Pelé, et bien d'autres ont honoré notre établissement de leur visite.
Enfin, nous avons la chance de compter parmi notre clientèle une belle proportion d'habitués, représentant plus de 50% de nos visiteurs réguliers.

Qu’est ce qui vous différence des autres restaurants ?

Nous bénéficions d'une histoire et d'une authenticité que nos pairs ne possèdent pas. Il est remarquable de constater que notre restaurant existe depuis 1836 ! Nous occupons une place emblématique et faisons partie des 120 établissements en Espagne référencés en tant que restaurants anciens.
Notre détermination à survivre et à maintenir le restaurant ouvert tout en préservant la cuisine traditionnelle catalane a été inébranlable. La seule période de fermeture que nous avons connue a été pendant la crise du Covid, une épreuve particulièrement difficile pour nous.
Par ailleurs, nous avons contribué à la littérature culinaire avec la rédaction de huit livres sur la cuisine catalane. À noter qu'il existe un précédent historique, le tout premier manuscrit sur les recettes catalanes remontant à 1324 : "Le Llibre de Sent Soví", un recueil de la cuisine médiévale rédigé en catalan par un auteur anonyme. Ce manuscrit de 222 recettes marque les débuts de la cuisine catalane, mettant en avant ses techniques distinctives telles que le "sofregit" et la "picada".

Vous me parliez de récompenses reçues pour le restaurant. Quelles sont elles ?

Oui , absolument.
Nous avons reçu la Médaille d’Or de la ville, la médaille pour être un restaurant emblématique et la reconnaissance de la Fourchette .

Comment les espagnols considèrent ils la cuisine gastronomique ?

En Espagne, la fréquentation des restaurants ne se limite pas à la simple dégustation d'un menu composé d'entrée, plat et dessert, comme c'est souvent le cas en France. Nous apprécions également l'aspect convivial du partage et la possibilité de grignoter à n'importe quelle heure en compagnie d'amis. C'est un esprit différent, une manière alternative de consommer.
Il est important de souligner que, pour nous, aller au restaurant constitue presque un "sport national" après le football (sourires).

Le restaurant Les 7 Portes envisage-t-il une évolution future ?

À l'heure actuelle, j'ai atteint l'âge de 80 ans et j'ai connu une évolution remarquable aux côtés du restaurant. J'ai observé l'évolution de notre clientèle et l'adaptation de nos demandes. Malgré tout, j'éprouve toujours un grand plaisir à m'occuper du restaurant, et heureusement, mon fils Jordi m'apporte son soutien et prendra la relève.
Nous avons instauré une tradition : chaque mardi, nous nous réunissons en famille pour déjeuner. Nous avons même nos noms gravés pour marquer cette coutume.