Culture


Les Crooners

Les voix suaves et langoureusement susurrées font leur grand retour sur les ondes. Le crooning, apparu dans les années 30 avec Nat King Cole, retrouve une seconde jeunesse; quelques nouveaux venus renouvellent le genre, et même les anciens s'y mettent...
Les crooners seraient-ils en passe de trépasser?


Sinatra est mort, Nat King Colen'est plus qu'un souvenir et Tony Bennett ne se sent pas très bien...
Les crooners seraient-ils en passe de trépasser? Une certaine génération, hélas, oui, celle qui enflammait les " bobbysoxers ", aujourd'hui dames patronnesses au Texas. Les crooners " historiques " en somme, aussi datés que les vannes de Dean Martin ou les sourires de Perry Como...
Le genre, lui, ne meurt pas. Il connaît même un regain de séduction auprès de ceux-là mêmes qui l'avaient brocardé.
Devenu " bobo " (et un peu dur de la feuille), le baba d'antan redécouvre le charme de la voix susurrée, de la fréquence basse, bref, du " crooning " (une expression appliquée pour la première fois en 1933 à l'organe " lent, suave et décontracté " de Bing Crosby). Ses icônes - qui ont traversé le temps avec lui ont compris tout le parti qu'elles pouvaient tirer d'une technologie sans cesse affinée, volant au secours de l'inéluctable détérioration de la voix humaine...

Ce style vocal qui, dit-on, fascine les femmes et énerve les mâles


Prenez le dernier Dylan (Love and Theft), par exemple. Visage de craie d'avant le cinéma parlant et fine moustache à la Douglas Fair-banks, le barde acariâtre de ces dernières décennies a fait place à un western-crooner presque guilleret. Choc intime ou réminiscence de Nashville Skyline (album de charme, alors incompris, datant de 1968), Bob Dylan a en tout cas retrouvé joie de vivre et rédemption par la voie de la confidentialité.
Autre exemple d'irrésistible évolution vers ce style vocal qui, dit-on, fascine les femmes et énerve les mâles : Léonard Cohen. Compositeur parcimonieux (pas plus d'une dizaine d'albums en trente ans de carrière), mais redoutable d'efficacité, le dandy philosophe canadien ne cesse de peaufiner son approche minimaliste des mots et des sons. Son dernier opus, Ten New Songs, est à ce titre un accomplissement : voix sépulcrale chaloupée et ferveur quasi gospel (" une cigarette qui prie ", comme aurait dit Léo Ferré, un crooner lui aussi).


Il en est heureusement de jeunes et beaux spécimens


Même si les chanteurs, l'âge venant, ont plus ou moins tendance à se réfugier dans ce genre réputé confortable, les crooners contemporains n'ont pas tous droit à la carte vermeille : il en est heureusement de jeunes et beaux spécimens, qualités nécessaires sinon suffisantes. Deux noms viennent naturellement à; l'oreille : Harry Connick Jr. et Diana Krall. S'ils n'étaient pas déjà très heureux chacun de leur côté, quel beau couple ils formeraient! Ah, les longues jambes de Diana et la bouche sensuelle de Harry, le swing de l'un et la fougue de l'autre (ou inversement!). Il n'est qu'un imitateur doué de Sinatra, elle n'est encore qu'une pianiste un peu appliquée, diront les grincheux. Mais a-t-on le droit de bouder son plaisir devant tant de charme et de glamour?


D'autres univers musicaux comme le rock, le folk, la country, voire la techno, ont été tentés par ce genre d'expression

Si le jazz, ou la variété jazzy, ont généré l'essentiel de ce que l'on entend par " crooners " d'autres univers musicaux comme le rock, le folk, la country, voire la techno, ont été tentés par ce genre d'expression, David Bowie, crooner à ses heures, a même été jusqu'à exécuter (le mot n'est pas trop fort) une version de Little Drummer Boy (en français, petit tambour), en duo avec un Bing Crosby agonisant, le tout déguisé en drag-queen... Une curiosité pour collectionneurs.
Brian Ferry, jadis flamboyant leader de Roxy Music et cofondateur du " glamrock ", poursuit son inlassable plongée dans le lamento rétro. Son dernier CD (très réussi) est un recueil de standards des années 30 et 40 (As Time Goes By). Autre sujet de Sa Gracieuse Majesté - toujours très propre sur lui -, le talentueux Robert Palmer, issu du rock funky, plus que jamais à l'aise dans la ballade sentimentale.
Plus électrique, le surfeur-boxeur californien Chris Isaak - un fervent de la banane cartonnée - a mis au point la formule voix moite et guitares hypnotiques (albums tous identiques, mais on ne s'en lasse pas). Carrément tourmenté, l'australien Nick Cave et ses Bad Seeds (en français, mauvaises graines) est passé du punk gothique à une forme de prédication hantée évoquant le Sud profond. William Borsey, plus connu sous le nom de Willy DeVille, n'est pas non plus à négliger dans cette galerie de portraits de crooners modernes. Autant fasciné par le blues de Piaf que par celui de John Lee Hooker, il teinte d'espagnolades ses poses d'amant blessé. Le crooner étant littéralement un "chuchoteur ", on ne peut ignorer la place tenue par le premier d'entre eux : le discret J. J. Cale, unanimement révéré par la communauté des musiciens, et à qui Eric Clapton doit beaucoup dans le succès de sa carrière américaine.

Qu'en est-il des versions noires, féminines ou mondialistes ?


Si, dans l'imaginaire collectif, le crooner est a priori un homme, plutôt blanc et plutôt d'origine anglo-saxonne, qu'en est-il des versions noires, féminines ou mondialistes? La black music a donné naissance à tant d'artistes capables de répondre à cette définition qu'il serait indécent de n'en sélectionner que quelques-uns. Billie Holiday, par son timbre et sa nonchalance caractéristiques, a influencé à elle seule la majorité de celles qui occupent désormais le devant de la scène R'n'B (Erykah Badu, Macy Grey, Missy Elliot).
Un homme s'impose comme la référence du crooner black absolu : l'insubmersible Barry White - " l'orgasme chantant " - qui continuera longtemps à hanter garçonnières et chambres de jeunes filles...
La vieille Europe, en particulier la France, n'a pas à rougir de ses versions d'importation. Sans remonter à Jean Sablon et au toujours juvénile Henri Salvador, Jacques Dutronc, Eddy Mitchell et même Serge Gainsbourg sont des crooners crédibles. En Italie, tous les chanteurs le sont et Paolo Conte, un petit peu plus que les autres ! Julio Iglesias est un genre à lui tout seul, on ne l'évoquera donc pas...

" Elvis est vivant, il s'appelle K. D. Lang." (Madonna)


Le crooner venu du froid existe : il s'appelle Jay-Jay Johanson. Il est né en Suède. Endive chantante pour les uns ou petit génie du trip-hop atonal pour les autres, on ne tranchera pas. Les femmes fatales, qui sont légion dans l'histoire de la musique de charme, ne méritent pas toutes l'appellation de crooneuses. L'une d'entre elles - toujours scandaleusement méconnue dans notre beau pays - justifierait à elle seule ce label de qualité : la très grande K. D. Lang. Découverte par Madonna (qui a dit d'elle : " Elvis est vivant, il s'appelle K. D. Lang."), cette femme à femmes électrise les foules - exclusivement féminines - à la manière des crooners d'anthologie : torride mais maîtrisée.


On laissera le mot de la fin au turbulent Iggy Pop, inattendu supporter de la cause crooner qui, à la question : " Quel est aujourd'hui votre plus grand plaisir dans la vie? ", répondit : " Écouter Sinatra dans le noir... "
Cet article est paru dans
SENSO
Juillet 2004
Par Thierry TAITTINGER