Scenic Railway : Le Royal Scotsman, the ultimate luxury train
Véritable palace sur rail, le Royal Scotsman glisse à travers le camaïeu de vert et de gris des Highlands, serpentant entre des lochs légendaires et des châteaux ténébreux. Embarquement en gare d'Edimbourg, au son des cornemuses. Attention au départ!
Embarquement immédiat sur le Royal Scotsman
"Oh lucky man!"; s'exclame mon chauffeur de taxi, un géant roux au sourire ébréché, qui se tord presque le cou en se retournant lorsque je lui indique l'objet de notre course: rejoindre au plus vite le Royal Scotsman en gare d'Édimbourg. Le Royal Scotsman n'est pas un régiment de gardes à cheval, mais un des deux ou trois plus prestigieux trains de luxe au monde. Délice des Écossais et des Anglo-Saxons en général, mais pratiquement inconnu des Français, il emmène chaque fois, pour quatre jours de croisière à travers les Highlands, une trentaine de privilégiés, dont je suis aujourd'hui. Arrivé bien à l'avance dans le private lounge - pour l'instant totalement vide - qui prélude à l'embarquement, je ressens ce mélange d'excitation et d'inquiétude précédant toute aventure humaine à caractère collectif. Ne doutant pas de la qualité des prestations du Royal Scotsman, je me demande seulement à quoi peuvent bien ressembler mes futurs compagnons de voyage... l'instant, le sex-appeal des hôtesses en jupes longues écossaises, sages chemisiers blancs et petits chignons serrés, tient davantage de Mary Poppins que de Lara Croft. Mais attendons la suite : le cortège de mes nouveaux amis. Il arrive... à petits pas, au rythme des fauteuils roulants et de ce qui ressemble à des retraités de (très) longue date. La compagnie est âgée... Je me rassure en pensant que les seniors, il est vrai, ont l'habitude d'arriver les premiers, trop inquiets à l'idée de rater leur train. Ouf! un quarteron de quadras, d'un commerce plus pimpant, appelés à devenir mes commensaux attitrés, arrivent in extremis pour me sauver d'une déprime annoncée. C'est le moment que choisit un honorable gentleman, en veste de tweed mandarine et pochette beurre frais, pour se présenter à chaque membre de l'assistance. Comme il est le quasi-sosie de Jimmy Saville, fameux présentateur de l'émission musicale "Top of the pops" dans les années soixante sur la BBC, nous l'appellerons ainsi désormais.
Illusion parfaite
Jimmy Saville, donc (en fait un ancien militaire à la retraite, héros modeste de la guerre des Falklands) sera notre hôte et cheer leader pendant la totalité du périple. Notre petite troupe, Jimmy en tête, précédé d'un cornemusier en kilt, peut alors emprunter le tapis rouge qui mène aux voitures. Pour ma part, je ferme le ban en sifflotant Mull of Kintyre de sir Paul McCartney (un air des plus appropriés, n'est-il pas?). Comme dans un film de James Ivory, le personnel du train au grand complet forme une haie de bienvenue, nous prodiguant au passage le premier d'une théorie de drinks qui ne cessera de nous soutenir durant toute la traversée. Pour l'heure, c'est un Pimm's assez anodin, où surnagent des brins de menthe poivrée. La montée en puissance est pour plus tard! À bord, la subtile entreprise de déstabilisation spatio-temporelle a débuté. Sommes-nous en 1925, voire plus loin encore dans le siècle? Ces couloirs étroits en boiserie miel qu'il faut franchir de biais, ces compartiments cossus au confort marqueté, ces lampes tulipes, ces miroirs biseautés, oui, vraiment, l'illusion est parfaite. D'autant plus que les passagers qui m'entourent pourraient aisément se faufiler dans n'importe quelle intrigue de ce bon Hitch ou de cette malicieuse Agatha. Cette dame en fauteuil roulant,qui passe et repasse sans cesse avec sa demoiselle de compagnie, est-elle vraiment celle que j'ai vue tout à l'heure? Appelons-la "l'inconnue du Royal Scotsman". Ce couple d'Autrichiens très élégants, qui dînent en tête-à-tête sans jamais se dire un mot, ne sont-ils pas des espions à la solde d'une puissance étrangère? Sont-ils seulement un couple? Quant à ce barbu débonnaire, prétendument originaire de Detroit, n'est-il pas une version grimée du colonel Moutarde?
"The Most Scenic Route"
Bar flottant
Heureusement, l'infatigable - et seul encore lucide - Jimmy Saville est là pour nous rappeler à nos obligations croisiéristes. Très tonique, dès le break-fast, il recense les candidats à une partie de golf ou de pêche, une sortie en mer, une visite de châteaux (hantés, il va de soi) ou la découverte d'une réserve animalière. Les deux premières propositions ayant été rejetées, c'est ainsi que nous serons reçus à Ballindalloch, une des demeures "les plus romantiques d'Écosse", où l'honorable Oliver Russell et son épouse, l'incomparable lady Nancy, élèvent des boeufs angus. Puis à l'illustre château de Glamis (prononcer "Glams"), théâtre imaginaire du meurtre du roi dans Macbeth et maison natale de feu la reine mère (à ne pas manquer, niché dans le parc à la Lewis Carroll, le petit cimetière canin où dorment les corgies royaux). À Plockton, délicieux village de pêcheurs bordé de palmiers, nous tenterons (en vain), à bord d'une sorte de bar flottant (j'ai recensé 40 différentes variétés de whiskies sur le frêle esquif) et sous une copieuse ondée, d'apercevoir les fameux phoques de l'île de Skye. En nous faisant découvrir son Highland Wild Life Park, une réserve réunissant les premiers habitants de l'Écosse (chevaux sauvages, loups, cerfs rouges et aurochs), le directeur, sosie écolo de Tony Blair, ne cesse de nous mettre en garde contre les petits félins regroupés dans des cages: "Attention, ils mordent!", répète-t-il étrangement. Je remarque qu'il lui manque un doigt... Le soir, lorsque le train est immobilisé, des visiteurs impromptus viennent nous divertir lors de dîners un peu black tie, mais d'une excellente tenue gastronomique (pas de panse de brebis farcie au menu...) : une harpiste survoltée native de l'île de Skye ou un conteur, habillé en Highlander du XVIIe siècle, qui entreprend, avec force moulinets et postillons, de nous narrer l'intégralité de la bataille de Culloden... Prudent, je préfère m'éclipser dans ma cabine pour lire un bon livre: Mon Angleterre, d'Olivier Barrot (Perrin) ou, plus favorable à l'endormissement, une édition originale de 1926 de Un homme saoul contemple le chardon, de Hugh MacDiarmid.
Sommes-nous partis depuis trois jours, trois semaines, un an? Je ne sais plus très bien. Le temps semble définitivement aboli à bord du Royal Scotsman, et cela n'est pas le moindre de ses atouts. "Alors?", me demandera mon chauffeur de taxi au retour en gare d'Édimbourg, celui-là même qui m'y avait conduit. "Lucky or not lucky? - That is the question...", fais-je en sifflotant Mull of Kintyre.
Cet article est paru dans
Senso n°22