Dora Maar - Picasso une nouvelle approche
Un amour en eaux troubles
Dora Maar a tout pour être la plus proche des compagnes de Picasso : ayant vécu en Argentine, elle lui répond en Espagnol. Artiste elle-même, elle l'assiste dans la transcription de ses poèmes ou dans les expérimentations des clichés-verres. Photographe enfin, elle enregistre méticuleusement la progression de l'oeuvre, fixe les étapes de Guernica ou rassemble en un seul cliché la série des Femmes au chapeau. Pourtant elle reste le plus souvent aux yeux du public "la femme qui pleure". Si Dora, prise à Georges Bataille qui l'a rompue aux excentricités surréalistes, pour être finalement remise aux bons soins de Lacan, est maniaco-dépressive, Picasso l'est lui-même au suprême degré - c'est même de cette tendance qu'il tient d'être Picasso. Il la transforme parfois en oiseau, pour la flatter autant que pour faire paraître en elle cette sirène dont l'enchantement risquait jadis de perdre Ulysse. En fait, si elle n'est pas la plus sensuelle, elle est pour lui la plus érotique de ses conquêtes, et Dora Maar exerce sur Picasso une fascination durable, qui se traduit le plus souvent par une forte ambivalence des sentiments. A l'instar de la combinaison contradictoire des différents points de vue dans les portraits, cette ambivalence se maintient jusqu'à la fin de leur relation, en janvier 43, où, Picasso jouant avec les mots sur un exemplaire de l'Histoire Naturelle de Buffon, qu'il a illustré et qu'il est en train de lui offrir, la dédicace en catalan "Pour Dora, si adorable" (tan bufon) devient, par le simple ajout d'une syllabe, (tan rebufan) "Pour Dora, si emportée, si coléreuse".
Picasso en Guerre
Cette période est aussi celle de la Guerre civile espagnole et de la Seconde Guerre Mondiale ; celle menant du choc provoqué par le bombardement de Guernica, qui le fait sortir de son retrait politique légendaire, à son adhésion au Parti Communiste à la Libération. Mais l'engagement de l'artiste s'en tient la plupart du temps au témoignage de l'homme qui, à l'évocation frontale des événements, préfère exprimer la résonance intérieure que ceux-ci produisent. L'Aubade, cette lugubre sérénade du matin peinte en mai 42, ne parle de la Guerre que par une clôture de l'espace pictural et par des tonalités plus sombres. Et si les agissements de Franco provoquent un cri de révolte, c'est un grotesque chevalier bardé de fer, tout droit sorti d'un roman picaresque, que Picasso met en scène, transposant ainsi les faits dans le mythe. Au sein de cette puissance allusive, l'effet prédictif est souvent confondant : au-delà du martyre de la ville basque, Guernica annonce la guerre ; et le Charnier, peint quelques temps avant l'armistice, anticipe sur la découverte des camps de la mort.
Une nouvelle conception de la création
Le principal mérite de cette exposition, bien que certaines oeuvres proviennent de Madrid ou de New-York, ou que d'autres nous fassent découvrir le fonds privé de Dora Maar, tient essentiellement dans le contrepoint qui se tisse entre les différents thèmes, dans leur manière de se répondre et de se correspondre. Au travers de ces femmes, par ailleurs tenues pour "des machines à souffrir", c'est soudain Picasso qu'on voit pleurer sur les morts, sur l'Espagne, sur sa mère qui disparaît à la même période. De même, l'atrocité de l'histoire est bornée à une sphère essentiellement domestique : Guernica est aussi une de ces scènes de ménage (à deux ou à plusieurs) dont Picasso a le secret ; et l'amoncellement des corps sous une table où se dispose une nature morte transfère le Charnier dans le cadre restreint de la cuisine. C'est dire si la distribution des rôles est réversible, et les contours des différents domaines perméables. A cette circulation des thèmes s'ajoute la confirmation que le travail n'est plus pour Picasso le vaste dispositif en attente de chefs d'œuvre (qui par ailleurs lui viennent encore), mais qu'il n'y a pas lieu de trop surestimer : les différentes séries de femmes, pleurant, chapeautées, assises, montrent que Picasso se distrait progressivement du modèle, qui n'est qu'un prétexte, et du tableau, qui n'est qu'un "moment", pour se concentrer sur son propre épanchement créatif. Il est ainsi judicieux de faire débuter l'exposition par l'écriture des premiers textes en 1935, car c'est le tout venant intérieur qu'expérimente Picasso à cette occasion qui à l'avenir orientera l'oeuvre.
Par Serge Palin
Cet article est paru
dans Dandy n°10