Trois cinéphiles à La Pagode
Le cinéma a changé, la cinéphilie aussi. Hier, on découvrait les films dans les salles obscures ; aujourd'hui, les nouveaux supports ont changé le regard sur le septième art. A La Pagode, haut lieu de l'art et essai, Olivier Barrot a réuni deux générations de cinéphiles en les personnes de Patrick Brion - 64 ans, programmateur du Cinéma de minuit sur France 3 - et Nicolas Schaller - 28 ans, journaliste à Première. La querelle des anciens et des modernes aura-t-elle lieu ?
Olivier Barrot : Patrick Brion, vous êtes le fils d'un écrivain et d'une enseignante. Comment vous est venu l'amour du cinéma ?
Patrick Brion : Je suis allé au cinéma tous les jeudis, jour de congé hebdomadaire, à partir de 1952. Je voyais surtout des films d'aventures américains qui plaisaient autant aux jeunes qu'aux adultes, Les Affameurs (Anthony Mann, 1952), Les Contrebandiers de Moonfleet (Fritz Lang, 1955), Les Chevaliers de la Table ronde (Richard Thorpe, 1953), Scaramouche (George Sidney, 1952). Nous découvrions un chef-d'oeuvre authentique par semaine, il était impossible de ne pas s'intéresser au cinéma. Et ces films que j'ai aimés jeune, je les apprécie toujours autant. En plus, je n'allais pas marcher sur les traces de mes parents !
Nicolas Schaller : Je ne viens pas d'une famille qui aime particulièrement le cinéma. J'y suis arrivé par des films comme Indiana Jones (Steven Spielberg, 1981), Retour vers le futur (Robert Zemeckis, 1985)... Puis je me suis intéressé à son histoire, à sa diversité. Je me suis forgé mon propre goût de façon individuelle (Scorsese, Wilder, Kubrick, Allen, Renoir, Edwards, Donen...). J'ai pu "rattraper" mes manques grâce au magnétoscope et au DVD : ma génération, contrairement à celle de Patrick, a eu le choix des films comme des supports. Et moi, j'ai toujours privilégié la notion de plaisir.
Qui est l'auteur d'un film? Son réalisateur, son producteur ou son scénariste?
P. B : En Amérique, pour parler d'un cinéma qui m'a toujours plus intéressé que les autres, ce sont les studios. Il s'agit au reste d'une alchimie incompréhensible et strictement nécessaire : tous ces films n'auraient pas dû être réussis. Les scénaristes sont brimés, les réalisateurs n'ont pas le droit de se pencher sur l'œilleton. Et pourtant les plateaux fonctionnent comme des orchestres symphoniques. À la grande époque de la MGM (1930-1955), les producteurs Pandro S. Bernian, Arthur Freed, John Houseman choisissaient le metteur en scène en fonction des sujets. Même chose pour Darryl F. Zanuck à la Fox.
N. S : Il me semble qu'en France, la "politique des auteurs" (édictée par les revues Cahiers du cinéma et Positif dans les années 1950 et 1960), tout en étant déterminante dans l'affirmation du cinéma en tant qu'art, a biaisé notre regard sur les oeuvres. Jusqu'à se répercuter sur l'industrie. À mes yeux, l'un des gros problèmes du cinéma français aujourd'hui semble être la dévalorisation du rôle artistique des producteurs.
En 2005, la France a produit 240 films, un chiffre record. C'est trop ?
P. B : De nos jours, la majorité des producteurs gèrent l'argent venu de l'extérieur, chaînes de télévision en premier lieu. Ils n'investissent pas d'argent personnel, sinon à travers la loi d'aide (compte d'épargne bloqué et géré par le Centre national du cinéma). Le budget de promotion peut dépasser celui de la production et les recettes alternatives (télévision, DVD, Internet...) l'emporter sur le box-office en salles.
N. S : Trop de films, pas assez de bons films. Paris est la ville du monde où se montrent le plus de films mais le cinéma est devenu un médium parmi beaucoup d'autres. Il y a souvent plus d'invention dans les séries de télévision américaines, dont le système de production me paraît assez proche de celui de l'âge d'or des studios hollywoodiens. Tandis qu'au cinéma, nous assistons à une surenchère dans les effets spéciaux, la longueur des films...
Le public a changé? Les films ont perdu en qualité?
P. B : Oui. Le public, américain d'abord, n'a plus la même exigence. Rendez-vous compte que Le Grand Sommeil (Howard Hawks, 1946), film incompréhensible et bavard dialogué par William Faulkner, fut un grand succès! Le Portrait de Dorian Gray (Albert Lewin, 1945) aussi ! L'un des problèmes actuels, c'est l'image de synthèse : on pourrait techniquement "tourner" un film interprété par Marilyn Monroe et Humphrey Bogart en images de synthèse !
N. S :Peter Jackson les maîtrise plutôt bien dans son remake de King Kong (2005).
P. B : Qui dure deux fois plus longtemps que l'original, sans jamais le surpasser en émotion.
Comment expliquez-vous l'universalité du cinéma hollywoodien?
P. B : Mais parce que ceux qui l'ont créé, les Zukor, les Lasky, les Goldwyn, les Mayer étaient à l'origine des juifs d'Europe centrale pauvres et affamés de culture, et qu'ils étaient soucieux de plaire à tous. Samuel Goldwyn a voulu réunir les grands écrivains de son temps en un club. Il a fait le voyage à Londres pour solliciter George Bernard Shaw ; celui-ci lui a répondu : "Nous ne pouvons pas faire affaire. Vous vous intéressez à l'art et moi à l'argent!"
N. S : À l'époque, on ne prétendait pas produire des films pour le public. Cela allait de soi.
Le niveau a baissé?
P. B : À l'époque des studios, une quarantaine de grands cinéastes travaillaient régulièrement. Combien aujourd'hui? Des cinématographies entières se sont effondrées, en Scandinavie, en Italie. Mais d'autres ont émergé en Iran ou en Chine.
Cet article est paru dans Senso n°24
Mai 2006
Par Olivier BARROT