Marc Veyrat
C'est dans les parfums de son enfance que le chef Marc Veyrat a puisé son art si singulier, donnant l'une des cuisines les plus aromatiques du monde. L'herboriste sauvage s'est mué au fil des années en un véritable alchimiste des senteurs.
"Ce personnage que les médias ont fait de moi"
Pour beaucoup, ce chef est d'abord un couvre-chef : noir, à larges bords, un peu cow-boy façon Bonanza ou Jean qui rit dans la comtesse de Ségur, en fait un très authentique chapeau de berger savoyard (ce qu'il a été, entre deux saisons, comme tous les gars nés du côté de la chaîne des Aravis). Devenu image de marque, ce signe distinctif en a agacé plus d'un, à commencer par ses confrères plus traditionnellement toqués. Mais il y a pire : l'homme est réputé grande gueule, cabochard, à la fois madré et un brin mégalo. La tête près du bonnet, oserait-on dire.
Marc Veyrat est un peu tout cela, sans oublier un détail : c'est (peut-être) le seul génie authentique de sa génération. "Génie des alpages", persifleront certains, à qui la montagne renverra en écho des surnoms plus sémillants encore : "Mozart des chefs" (selon la presse teutonne), "enfant terrible de la gastronomie" (Christian Millau), "chef le plus fou de la planète" (New York Times). On en passe et des pas moins extravagants. Un press-book de rock-star qui le navrerait presque aujourd'hui. "Je n'aimerais pas le rencontrer, ce personnage que les médias ont fait de moi", dit, bougon, l'ex-cancre ascendant sauvageon, ployant désormais sous les médailles et distinctions (deux fois "3 macarons" et "chef de l'année" dans le Michelin, pas une note en dessous de 19,5 dans les guides) comme une bête de concours. La cinquantaine venue, et avec elle de grosses lunettes rondes en écaille qui lui donnent des faux airs d'Harry Potter des cimes, Marc Veyrat a acquis une soudaine sérénité qui, en calmant ses angoisses, n'a fait qu'accroître sa créativité.
Un vrai alchimiste des senteurs
Un rapprochement récent avec Joël Robuchon - en qui il voit plus qu'un maître - lui a même fait adopter une allure d'initié. L'herboriste sauvage, l'allumé des casseroles ont laissé place à un vrai alchimiste des senteurs, prédicateur humaniste d'un XXIème siècle culinaire auquel il souhaite "apporter sa pierre".
Après avoir frôlé la débâcle avec son auberge patricienne de Veyrier-du-Lac qui lui avait valu le surnom moins envié de "chef le plus endetté de France", Veyrat a retrouvé il y a deux hivers à Megève les chemins de la félicité en forme de rêve d'enfance reconstitué. À la fois conservatoire des arts et traditions de la Savoie, et version - idéalisée - de la vie paysanne montagnarde (ici les animaux vivants ne sont pas destinés à terminer en terrines ou salaisons), La Ferme de mon père est un éden disneyien qui risquera de faire ricaner les pisse-froid. Lunaire et dogmatique, Veyrat n'en a cure. Il s'est servi de sa mémoire olfactive pour créer la cuisine la plus excitante qui soit pour les sens. À l'écouter parler de la ferme paternelle, "cité aromatique par excellence", on se surprend à regretter de n'avoir pas été un petit paysan batailleur dans les années cinquante.
"Chaque pièce avait son parfum : l'endroit où papa faisait des reblochons, ça sentait l'aigre-doux. On allait vers les poules : ça sentait le maïs ; la grange où on mettait le foin, c'étaient les mille arômes ! Et la chambre de devant qui était toujours fermée, ça sentait la naphtaline et la soutane du curé !" L'odeur dans l'atelier du père, c'était le tabac gris à chiquer et le chocolat ("deux, trois tablettes qu'il cachait sous l'banc, l'égoïste! ").
Sans parler du "grenier", une petite maison à l'écart du bâtiment principal où l'on rangeait les papiers de la famille et les "aliments secrets" : les jambons pendus sous la poutre en attendant l'acquéreur ("c'était nos revenus"), l'avoine pour le cheval, les provisions de sucre, toutes les eaux-de-vie : gentiane, alisier, croison ("une petite pomme sauvage magnifique"), et le café vert...
C'est là qu'il a créé ce qu'il appelle ses "mariages d'amour", comme "le carré de cochon au jus de café" ou ce cappuccino de ratte et de chocolat dont il a eu l'idée en s'apercevant - par hasard - que le cacao grillé avait l'odeur de la truffe.
Virgile dans votre assiette
Lorsque Marc Veyrat aborde le chapitre des herbes et des plantes aromatiques, c'est Virgile dans votre assiette. "La plante qui m'a le plus ému ces trois dernières années, c'est le calament, une fleur rosé qui pousse en montagne. Une plante putassière, elle a tous les arômes réunis : la rosé, l'œillet et la menthe."
Intarissable sur l'ail des ours et le géranium des près ("Attention, il faut le ramasser à l'état sauvage ! Rien à voir avec ce que l'on trouve dans les restaurants parisiens où il s'agit de plantes domestiques, sans aucun goût."), ce chef bucolique n'en est pas moins passionné par les produits venus d'ailleurs. Sa coquille Saint-Jacques à la polenta en est un bon exemple : à un produit de la mer, il associe une spécialité d'origine savoyarde agrémentée d'une touche africaine - l'ananas - et d'un zeste d'Asie -un trait de gingembre à côté sur l'assiette. Tout l'art de Veyrat est résumé dans ce plat emblématique où les règles du maître sont réunies : pas plus de trois ou quatre arômes à la fois et toujours pouvoir redéfinir chaque produit. "Le tout forme une boucle. Lorsque cette boucle est bouclée, le cadenas s'appelle l'étonnement." Comme tous les autodidactes, Marc Veyrat est éperdument en quête de connaissances nouvelles et de soucis de transmission d'un savoir qu'on lui avait si mal inculqué.
Il est fier d'avoir réduit en moyenne de 30 % les calories de ses plats et de n'utiliser ni beurre, ni huile, ni crème, ni farine dans ses sauces qui ne sont "qu'infusions, décoctions, écumes virtuelles" Le paysan est devenu savant, le poète n'est pas loin.
Altruiste, il s'intéresse aussi à des sujets plus prosaïques (comme la qualité des cantines scolaires) et avoue - pudique - conseiller "deux ou trois hôpitaux parisiens", II s'émerveille devant la peinture espagnole que lui a fait découvrir son épouse Christina, avoue une passion inattendue pour Françoise Sagan ("Cette femme est un mystère absolu. Une plume si limpide, une vraie rebelle."), relit chaque soir un verset de la Bible ou une fable de La Fontaine. Sa préférence, on s'en serait douté, va au Rat de ville et au Rat des champs.
Pour son prochain défi, élaboré dans le plus grand secret, le montagnard redevient taiseux : on sait que ce sera "à Paris...", "ouvert trois jours par semaine... ", "un concept totalement nouveau" Et c'est promis, "le chef sera toujours derrière les fourneaux". Foi de Veyrat.
Illustrations de Florine ASCH
Cet article est paru dans
SENSO
Pour beaucoup, ce chef est d'abord un couvre-chef : noir, à larges bords, un peu cow-boy façon Bonanza ou Jean qui rit dans la comtesse de Ségur, en fait un très authentique chapeau de berger savoyard (ce qu'il a été, entre deux saisons, comme tous les gars nés du côté de la chaîne des Aravis). Devenu image de marque, ce signe distinctif en a agacé plus d'un, à commencer par ses confrères plus traditionnellement toqués. Mais il y a pire : l'homme est réputé grande gueule, cabochard, à la fois madré et un brin mégalo. La tête près du bonnet, oserait-on dire.
Marc Veyrat est un peu tout cela, sans oublier un détail : c'est (peut-être) le seul génie authentique de sa génération. "Génie des alpages", persifleront certains, à qui la montagne renverra en écho des surnoms plus sémillants encore : "Mozart des chefs" (selon la presse teutonne), "enfant terrible de la gastronomie" (Christian Millau), "chef le plus fou de la planète" (New York Times). On en passe et des pas moins extravagants. Un press-book de rock-star qui le navrerait presque aujourd'hui. "Je n'aimerais pas le rencontrer, ce personnage que les médias ont fait de moi", dit, bougon, l'ex-cancre ascendant sauvageon, ployant désormais sous les médailles et distinctions (deux fois "3 macarons" et "chef de l'année" dans le Michelin, pas une note en dessous de 19,5 dans les guides) comme une bête de concours. La cinquantaine venue, et avec elle de grosses lunettes rondes en écaille qui lui donnent des faux airs d'Harry Potter des cimes, Marc Veyrat a acquis une soudaine sérénité qui, en calmant ses angoisses, n'a fait qu'accroître sa créativité.
Un vrai alchimiste des senteurs
Un rapprochement récent avec Joël Robuchon - en qui il voit plus qu'un maître - lui a même fait adopter une allure d'initié. L'herboriste sauvage, l'allumé des casseroles ont laissé place à un vrai alchimiste des senteurs, prédicateur humaniste d'un XXIème siècle culinaire auquel il souhaite "apporter sa pierre".
Après avoir frôlé la débâcle avec son auberge patricienne de Veyrier-du-Lac qui lui avait valu le surnom moins envié de "chef le plus endetté de France", Veyrat a retrouvé il y a deux hivers à Megève les chemins de la félicité en forme de rêve d'enfance reconstitué. À la fois conservatoire des arts et traditions de la Savoie, et version - idéalisée - de la vie paysanne montagnarde (ici les animaux vivants ne sont pas destinés à terminer en terrines ou salaisons), La Ferme de mon père est un éden disneyien qui risquera de faire ricaner les pisse-froid. Lunaire et dogmatique, Veyrat n'en a cure. Il s'est servi de sa mémoire olfactive pour créer la cuisine la plus excitante qui soit pour les sens. À l'écouter parler de la ferme paternelle, "cité aromatique par excellence", on se surprend à regretter de n'avoir pas été un petit paysan batailleur dans les années cinquante.
"Chaque pièce avait son parfum : l'endroit où papa faisait des reblochons, ça sentait l'aigre-doux. On allait vers les poules : ça sentait le maïs ; la grange où on mettait le foin, c'étaient les mille arômes ! Et la chambre de devant qui était toujours fermée, ça sentait la naphtaline et la soutane du curé !" L'odeur dans l'atelier du père, c'était le tabac gris à chiquer et le chocolat ("deux, trois tablettes qu'il cachait sous l'banc, l'égoïste! ").
Sans parler du "grenier", une petite maison à l'écart du bâtiment principal où l'on rangeait les papiers de la famille et les "aliments secrets" : les jambons pendus sous la poutre en attendant l'acquéreur ("c'était nos revenus"), l'avoine pour le cheval, les provisions de sucre, toutes les eaux-de-vie : gentiane, alisier, croison ("une petite pomme sauvage magnifique"), et le café vert...
C'est là qu'il a créé ce qu'il appelle ses "mariages d'amour", comme "le carré de cochon au jus de café" ou ce cappuccino de ratte et de chocolat dont il a eu l'idée en s'apercevant - par hasard - que le cacao grillé avait l'odeur de la truffe.
Virgile dans votre assiette
Lorsque Marc Veyrat aborde le chapitre des herbes et des plantes aromatiques, c'est Virgile dans votre assiette. "La plante qui m'a le plus ému ces trois dernières années, c'est le calament, une fleur rosé qui pousse en montagne. Une plante putassière, elle a tous les arômes réunis : la rosé, l'œillet et la menthe."
Intarissable sur l'ail des ours et le géranium des près ("Attention, il faut le ramasser à l'état sauvage ! Rien à voir avec ce que l'on trouve dans les restaurants parisiens où il s'agit de plantes domestiques, sans aucun goût."), ce chef bucolique n'en est pas moins passionné par les produits venus d'ailleurs. Sa coquille Saint-Jacques à la polenta en est un bon exemple : à un produit de la mer, il associe une spécialité d'origine savoyarde agrémentée d'une touche africaine - l'ananas - et d'un zeste d'Asie -un trait de gingembre à côté sur l'assiette. Tout l'art de Veyrat est résumé dans ce plat emblématique où les règles du maître sont réunies : pas plus de trois ou quatre arômes à la fois et toujours pouvoir redéfinir chaque produit. "Le tout forme une boucle. Lorsque cette boucle est bouclée, le cadenas s'appelle l'étonnement." Comme tous les autodidactes, Marc Veyrat est éperdument en quête de connaissances nouvelles et de soucis de transmission d'un savoir qu'on lui avait si mal inculqué.
Il est fier d'avoir réduit en moyenne de 30 % les calories de ses plats et de n'utiliser ni beurre, ni huile, ni crème, ni farine dans ses sauces qui ne sont "qu'infusions, décoctions, écumes virtuelles" Le paysan est devenu savant, le poète n'est pas loin.
Altruiste, il s'intéresse aussi à des sujets plus prosaïques (comme la qualité des cantines scolaires) et avoue - pudique - conseiller "deux ou trois hôpitaux parisiens", II s'émerveille devant la peinture espagnole que lui a fait découvrir son épouse Christina, avoue une passion inattendue pour Françoise Sagan ("Cette femme est un mystère absolu. Une plume si limpide, une vraie rebelle."), relit chaque soir un verset de la Bible ou une fable de La Fontaine. Sa préférence, on s'en serait douté, va au Rat de ville et au Rat des champs.
Pour son prochain défi, élaboré dans le plus grand secret, le montagnard redevient taiseux : on sait que ce sera "à Paris...", "ouvert trois jours par semaine... ", "un concept totalement nouveau" Et c'est promis, "le chef sera toujours derrière les fourneaux". Foi de Veyrat.
Illustrations de Florine ASCH
Cet article est paru dans
SENSO
Août 2004
Par Thierry TAITTINGER