Tendances


Brothers of soul

Robert Johnson, Jimi Hendrix, Marvin Gaye, John Lee Hooker : un empoisonné, un overdosé, un révolvérisé, un terrible grand-père. Quatre génies de la musique black qui ont fait éclater les barrières entre le Noir et le Blanc.
Robert Johnson (1911-1938) Le diable

On se croirait dans La Couleur Pourpre : un gamin du delta, né d'une union illégitime, élevé par un méchant beau-père, qui préfère courir les routes à côté de musiciens pas toujours recommandables plutôt que de ramasser le coton.
On se moque de lui, c'est un avorton avec de très grandes mains, et même pas doué pour la musique.
Une première femme-enfant morte en couches à seize ans, une deuxième, épousée secrètement, de dix ans son aînée, qui se comporte comme si elle était sa mère. Scènes de la vie ordinaire sur fond de grande dépression. Et puis l'illumination : les maîtres goguenards dont il portait les instruments n'en croient pas leurs yeux, ni leurs oreilles : cet empoté de Robert Johnson joue plus vite et mieux qu'eux de la guitare, c'est un virtuose à la voix miauleuse qui ne tarde pas à les surpasser, en estime et en célébrité, à travers tout le Mississippi. A-t-il vraiment passé un pacte avec le diable, un soir au croisement de deux routes, comme une légende tenace l'a prétendu tout au long de sa courte existence ?
Toujours est-il qu'à partir de 1930, il ne manque pas d'engagements mais semble condamné à une affreuse vie d'errance et de solitude. Certaines de ses compositions contiennent des évocations de possession et de harcèlement à donner le frisson... (Hellbound on my trail, Me and thé devil blues).
Lorsqu'on écoute les rares enregistrements qu'il a effectués, au total quarante et une prises conservées à partir de deiix séances, l'une à San Antonio en 1936 dans une chambre d'hôtel, l'autre, un an plus tard dans un entrepôt de Dallas, on a parfois l'impression d'entendre non pas un mais... deux guitaristes jouer à la fois. Une étrangeté supplémentaire à une époque où l'over-dubbing n'existait pas. Capable de reproduire n'importe quelle musique entendue une fois seulement, Robert Johnson n'aimait pas trop être observé lorsqu'il jouait, de peur sans doute qu'on lui volât quelques secrets. Il lui arrivait même de disparaître en plein récital.
Sa fin, à vingt-sept ans, empoisonné par un mari jaloux dont ce séducteur compulsif avait courtisé la femme pendant un concert, est à l'image d'une sombre destinée au romantisme désespéré. Robert Johnson est le père du blues moderne, et probablement du rock'n'roll.

Jimi Hendrix (1942-1970) L'ovni

Quoi de neuf ? Hendrix. Souvent imité, jamais égalé, on peut s'amuser à deviner ce que Jimi Hendrix, s'il revenait sur terre, penserait de ses nombreux clones, tâcherons plus ou moins doués, qui ont le plus souvent retenu du Voodoo child que ses fringues, ses tics et ses frasques, et surtout quelle musique il ferait aujourd'hui. On l'imagine volontiers jazzman aux tempes grisonnantes, à la tête d'un orchestre symphonique, devant un parterre de Suédoises énamourées (les filles de celles qu'il avait séduites en 1970) ou bien bluesman émacié, seul, avec une guitare sèche...
Un ovni est par définition imprévisible, irréductible, pas vraiment de ce monde. Jimi Hendrix était-il seulement noir ? Pas sûr non plus. Ses ascendances indiennes, africaines et irlandaises mélangées en ont fait l'hybride ultime, le gitan cosmique, seul capable de produire cette musique inclassable qui fascine toujours, trente-quatre ans après l'éclipsé définitive de son auteur (au même âge que son modèle Robert Johnson). On peut gloser à l'infini sur la complexité de ses solos, la fulgurance de ses innovations (il a pratiquement pressenti tous les courants musicaux de ces trois dernières décennies), Hendrix restera aussi - pourquoi ne pas le dire - pour son irrépressible et dévastatrice aura sexuelle. Elle fascinait ses contemporains (et surtout ses contemporaines) qu'ils soient blancs ou noirs. Il avait fait de sa guitare le prolongement de son sexe qui était (toujours) prêt à embraser le ciel.

John Lee Hooker (1917-2001) L'Africain

Au fond, John Lee Hooker n'aura cessé d'enregistrer le même disque pendant plus de soixante ans de carrière : que cela s'appelle Boogie Chilien, Boom Boom, This is bip, ou Shake it baby, c'est toujours le même rythme hypnotique plus ou moins accéléré, la même scansion primitive puisée dans l'héritage africain, la même voix de sépulcre toujours plus basse, toujours plus lascive... John Lee Hooker ne chante pas le blues, il est le blues, intemporel, évident, inextinguible. Les Blancs, fascinés, l'ont adopté dès ses débuts, à l'époque où ce fils de métayer de Clarksdale (Mississippi) se faisait appeler Texas Slim, Birmingham Sam, Delta John ou, plus approprié, Boogie Man.
Les Anglais du Swinging London, puis plus tard les Chicane Rockers de San Francisco n'ont cessé de redécouvrir ce pape assis, arrimé à son instrument, jouant les yeux clos, métronome humain de nos pulsions ataviques.
Pourtant, John Lee n'a pas toujours été ce terrible grand-père à chapeau, bretelles et lunettes noires, persistant jusqu'à son dernier souffle à donner des leçons de guitare à de très jeunes filles.
On l'oublie parfois, le croque-mitaine des douze mesures a été dans ses jeunes années un showman sexy et enjôleur au magnétisme certain. On a connu de plus fins stylistes, des innovateurs plus fringants, mais jamais personne n'a atteint son degré d'authenticité et de ferveur quasi mystique.
John Lee Hooker est toujours resté fidèle à lui-même, c'est peut-être pourquoi il est le plus gros marchand de blues de tous les temps.

Marvin Gaye (1939-1984) L'archange

Qui aurait pu se douter que derrière visage un peu trop lisse de l'archange aux trois octaves, le crooner le plus suave que la soûl music ait jamais engendré se cachaient les plus sombres tourments, les plus terribles doutes.
Marvin Gaye aurait pu se contenter d'être un bellâtre de plus, dans l'usine à tubes de Détroit tenue par son beau-frère Berry Gordy, enchaînant ballades calibrées et entêtantes machines à danser.
Mais son âme tourmentée aspirait à d'autres sensations que l'univers par trop aseptisé de la Tamla Motown. Et puis, Marvin avait un secret, un doute, qui le hanta toute sa vie : après tout, ne ressemblait-il pas à son père, l'être qu'il adorait et détestait le plus au monde, un pasteur ambigu d'une secte puritaine de Washington, capable d'une violence inouïe qui se travestissait en femme à ses heures perdues... Ses pulsions sado-masochistes et son éternel sentiment de culpabilité le pousseront à tous les excès et tous les désespoirs, que la plupart des musiciens noirs de sa génération d'ailleurs connaîtront : drogue, alcool, sévères périodes de dépression. Paradoxalement, sa musique, toujours plus aérienne et plus sophistiquée n'en sera que plus pure et envoûtante.
Après un exil volontaire à Ostende, Marvin Gaye avait enfin trouvé la paix intérieure en s'inventant une thérapie naïve et sensualiste, le sexual bealing, ou guérison par le sexe. Apparemment libéré de ses démons intimes, il ne restait plus au fils prodigue qu'à se confronter une ultime fois à l'image écrasante du père honni. On dit que lorsque celui-ci l'abattit de deux balles de Smith & Wesson, calibre 38, après une obscure querelle alcoolisée, un matin d'avril 1984, Marvin Gaye avait un étrange sourire aux lèvres.






Cet article est paru dans
SENSO
Décembre 2004
Par Thierry TAITTINGER
Albums conseillés :
 - Robert Johnson : The Complète Recordings (coffret de 2 CD/Sony 1990).
 - Jimi Hendrix : Electric Ladyland (MCA/BMG 1968).
 - John Lee Hooker : The Healer (Silvertone/1989).
 - Marvin Gaye : What's going on (Motown/Polygram 1971).