Gastronomie


Pétrus : Verticale de rêve aux Caves Legrand

Cela sonne comme le nom d'un empereur romain, d'un "impérator" du vin, assujettissant tous les autres crus a l'aune de ses qualités. Pétrus force le respect bien que sa naissance fut accomplie dans le modeste milieu des roturiers libournais.
A Pomerol, pas de classement : Ignoré en 1855 par les courtiers bordelais chargés d'en établir un pour l'exposition universelle de Paris, il lui fallut attendre 1945, et l'émergence des "Cadets de Corrèze" pour qu'enfin ses vins sortent de l'ombre.

Une rêverie quasi extatique

Bien sûr les crus de Saint-Emilion, à quelques kilomètres de là, connaissaient déjà une notoriété certaine, mais Pomerol souffrait de l'absence d'un véritable village digne de ce nom, et n'était en définitive que le jardin maraîcher de Libourne.
Ces deux noms, Saint-Emilion et Pomerol, je les lisais un petit matin de 1976, accolés sur un panneau indicateur dès la sortie de la gare. Cela tombait bien car j'étais venu pour faire les vendanges. Ce furent mes premières, qui furent suivies de bien d'autres, et la découverte de ce monde viticole qui me fascina tellement que j'en fis mon métier.
C'est plus tard que je me familiarisais avec ce nom de Pétrus, qui tel un sésame semblait plonger les habitants du cru dans une rêverie quasi extatique.
En empruntant la petite route reliant Lussac à Libourne une amie me montra cette discrète maison blanche aux volets verts et m'indiqua que c'était là que se nichait la star des vins. Et puis arriva le grand jour, où avec la complicité de Daniel Daron, un jeune stagiaire américain qui fréquentait assidûment mon petit restaurant, je pus enfin visiter les lieux et tremper mes lèvres dans un 1980 dont je garde un souvenir ému, alors même qu''il ne s'agissait pourtant pas d'un grand millésime.
Mais à ce niveau existe-t-il vraiment de petites années ?

Une formidable "Verticale" aux Caves Legrand

Par la suite, j'ai pousuivi mon petit bonhomme de chemin, dégustant maintes grandes bouteilles, mais les expériences avec Pétrus restèrent limitées : Un 1979 chez un ami régisseur et un 1983 chez un autre, négociant : Pétrus, on en parle, on en vend parfois, on en boit rarement !
C'est probablement pour cette raison, pour dépoussiérer le mythe, que Jean-François Moueix, l'un des propriétaires de ces 11 ha de Pomerol décida d'organiser une formidable "Verticale" aux Caves Legrand à Paris. Elle eut lieu un soir d'octobre 2004 dans le magnifique écrin de la galerie Vivienne.
Du jamais vu ou presque : Dix millésimes entre 1990 et 2000, afin de redonner à ce cru son goût de raisin, rappeler qu'il est comme les autres livré en caisse, qu'il possède une bouteille et que pour le boire, il suffit de le déboucher. Ce fut fait avec cent trente cinq flacons ouverts par mes soins et proposés à satiété à une société d'amateurs triés sur le volet.
Les absents eurent tort et les présents n'en reviennent pas encore ! Ce fut un moment rare, un moment magique où tous, serveurs et servis, arborèrent le même sourire de contentement.
Une soirée où la qualité d'écoute et d'attention fut parfaite.

Un inclassable... et fier de l'être

Une soirée au cours de laquelle le discret et talentueux Jean-Claude Berrouet, oenologue dans la maison depuis quarante ans, put commenter les millésimes dans un silence de cathédrale.
Ce soir là Pétrus était redevenu ce qu'il doit être, un grand vin que l'on déguste, que l'on commente, que l'on boit. Un vin souvent admirable et d'une constance qualitative remarquable. Alors bien sûr, on peut évoquer, entre autres, une caractéristique topologique pour expliquer le phénomène : Cette petite butte, argileuse qui lui confère une structure tannique inégalée . Là réside une part de son mystère, une part seulement, car le reste plonge avec les racines dans les méandres du temps.
On peut aussi évoquer les figures des grands disparus, de Madame Loubat et de Jean-Pierre Moueix qui au sortir de la guerre firent de ce cru ce qu'il est maintenant. Car même si on en parlait déjà au milieu du XIXème siècle, le fait qu'il ne soit pas et ne sera jamais classé contribue probablement à son aura et à sa légende.
Un inclassable... et fier de l'être.

Les Corréziens installés à Libourne firent de Pomerol leur pré carré

Non, le véritable avènement de ce cru coïncida avec l'année 1945, grand millésime et date d'arrivée comme acheteur exclusif de Jean-Pierre Moueix. Les Corréziens installés à Libourne firent de Pomerol leur pré carré et encerclèrent la place forte de Saint-Emilion.
Remarquables commerçants, ils permirent à ces vins de conquérir à la fois parts de marché et notoriété. Il leur fallait un leader, ils l'eurent; il y fallait un cru emblématique, ils le créérent : Pétrus !
La suite est connue : Un nom, une étiquette, une saveur particulière, de la rareté associés à l'élégance et au raffinement des propriétaires. Un savoir-faire et un faire-savoir sans excès, avec l'éloge de la prudence, du temps, de la pérennité. A l'écart des esbrouffeurs, et loin des modes. Discrétion, efficacité et pouvoir tenu d'une main ferme, tel est le vin avec sa structure charpentée dans sa gaine de velours : Unique.
Que dire de plus ? Rien, sinon remercier la maison Moueix de nous avoir donner l'occasion de soulever un petit coin du voile... et passer à la dégustation

Dégustation :

- 1993 : Couleur sombre sans grandes traces d'évolution. Nez sur les fruits noirs et les épices douces type muscade, avec un côté cuir prononcé. Bouche commençant par une attaque plutôt douce, de moyenne intensité avec des tanins un peu poudreux. Finale poivre et réglisse. L'ensemble reste étonnant pour ce millésime moyen avec un potentiel de garde non négligeable.
- 1994 : Robe sombre. Nez plus intense que le précédent, plus sur le fruit, fruits rouges et noirs légèrement confiturés. Notes de cacao et de torréfaction sur fond crémeux, rappelle le rancio de certains banyuls. Bouche pleine et complexe avec une mèche importante et une finale menthe poivrée. Un style différent différant du 1993 par un avantage de fraîcheur acidulée.
- 1995 : Robe sombre. Nez très "Merlot", de fruits en compotes, prunes, pruneaux sur fond de gibier et de truffes. Bouche dense à la matière veloutée qui pourrait sembler lourde si on ne retrouvait pas encore cette petite touche de menthe poivrée et une fraîcheur de cave rappelant le tuf.
Archétype de grand Pomerol, ce millésime semble avoir réalisé la synthèse des deux précédents.
- 1996 : Robe soutenue. Nez de type animal, avec des notes de fùrné et de poivre noir Moins complexe que le 1995, bouche assez structurée mais avec moins de gras et de liant. La finale est plaisante tout en restant discrète. Un millésime plus favorable aux médocs qu'aux pomerols.
- 1997 : Robe pourpre paraissant jeune. Nez sur les champignons nobles, le sous bois sec avec une composante boisée présente. Attaque discrète mais belle montée en puissance pour finir sur des notes de cacao et de poivre. Pas encore fondu mais avec un très beau potentiel.
- 1998 : Robe très soutenue. Nez d'une concentration étonnante, mêlant fruits confits, figue, cassis, menthe, anis, kirsch et cacao. Bouche pleine, charnue, goûteuse et pulpeuse à la trame è la fois serrée et large. Le cuit épouse le frais avec délice pour assurer une longueur hors du commun. Un monument !
- 1999 : Robe sombre. Nez un peu cendré, être de cheminée, très empyreumatique. Bouche suave et ample avec beaucoup de délicatesse dans les tanins. Vin déjà très aimable.
- 2000 : Robe pourpre. Nez présentant une légère réduction. On sent bien derrière une belle palette aromatique de type classique avec une bouche structurée et ferme. Visiblement ne semble pas très ouvert pour le moment ce qui est logique. Devrait évoluer sur le registre giboyeux et truffé et en faire un classique de l'appellation, en espérant pouvoir le redéguster un jour!
- 1990 : Robe un peu tuilée. Nez d'évolution avec ses notes de groseilles et de cassis sur fond_de cire et de bois patiné. Bouche tout en délicatesse avec une matière suave et raffinée. Finale soyeuse avec une longueur étonnante. Beaucoup de fraîcheur pour ce millésime desoleil. Superbe !

Tentative de synthèse


Tout d'abord redire le plaisir de déguster ces vins qui sont tous le fruit des conditions climatiques de leur millésime. C'est parce qu'il existe une telle palette qu'à la fin le tableau s'ébauche. Bien sûr le Pétrus idéal ou idéalisé pourrait s'approcher de 1998, mais comment le savoir si l'on a pas dégusté le 1993 ou 1997 ? Et lequel me donnera du plaisir maintenant ? Vaste question.
On ne peut que se réjouir de cette diversité fondue dans le même creuset où le cépage merlot particulièrement bien adapté è ce type de sol argileux propose des vins très veloutés sur une charpente solide. Des vins rarement fatigués et qui vieillissent bien. Des vins qui heureusement ne sont pas marqués par leur élevage en fûts de chêne neufs.
En relisant ces notes de dégustation, je remarque que les termes liés è la fraîcheur, à la suavité du fruit reviennent souvent, ainsi que le caractère de menthe poivrée évoluant plus tard sur la truffe.
Mais ce qui reste admirable et mystérieux c'est la délicate architecture de ces vins, leurs pleins et leurs déliés, toute cette rnagie qu'il serait bien vain de vouloir résumer. Alors chapeau et total respect.

Avril 2005
Par Pascal FAUVEL
Pour compléter cette verticale voici une autre dégustation de Pétrus effectuée le 9 mars 2005 quai du Priourat à Libourne en compagnie de Gérard Sibourd-Baudry des Caves Legrand, Jean-Claude Berrouet et Enrico Bernardo chef sommelier du Georges V, "meilleur sommelier du monde 2004". 

- 2003 : Couleur soutenue d'un beau rubis. Bouche généreuse sur le fruit bien mûr, pruneaux, confiture de quetsches, du noyau, pas marqué par le bois, beaucoup de volume, plein et charnu avec une finale légèrement sur l'alcool.
- 2002 : Robe un peu moins colorée avec de légers reflets d'évolution. Nez cendre, notes empyreumatiques, bouche sur une matiere plus sèche, poivre, thé vert, pépins grilles, de mûres et de framboises. Ne possède pas le volume du 1993, avec une finale sur une acidité agréable de fruits rouges et noirs.
- 2001 : Robe a l'identique que le 2002. Nez délicat sur fond de terre seche, type argile. Attaque grasse et voluptueuse, bouche ronde et savoureuse, tanins de velours, finale fruit. Très type merlot avec un bel équilibre. Peut déjà se boire !
- 2000 : Couleur assez soutenue. Nez de terre au soleil, de résines, de pinède. Vin solaire avec une bouche assez tannique finissant sur le zan violette. Notes mentholées. A boire dans dix ans minimum ! cette bouteille ne se déguste pas comme celle du novembre 2004, il m'a ssemblé que ce millésime n'en finira pas d'évoluer.
- 1999 : Couleur semblable, nez délicat d'infusion, tilleul, orties, herbes sèches, menthe poivrée. Bouche un peu linéaire manquant de volume et se terminant sur une sensation alcooleuse. Finale cendrée. Un millésime plus délicat, servi peut-être un peu chaud, devrait bien s'exprimer dans les cinq ans.
- 1998 : Couleur a l'identique, nez puissant et généreux qui synthétise la cave : Prunes, pruneaux, quetsches, cerises noires. Bouche très gourmande sur le fruit, compotes et confitures, aux tanins gras et fondus. Un caractère patissier assez affirmé avec ses notes de beurre et de moka. Une grande bouteille qui tiendra longtemps et pourra servir de maitre étalon pour ce cru prestigieux.

Climatologie exposée par Jean-Claude Berrouet :
2003 : Excès de température mais pas de stress hydrique à Pétrus.
2002 : Mauvais bilan, pluviométrie élevée et manque de soleil ce qui explique le caractère moins soyeux du vin et son petit coté sauvage.
2001 : Belle exemple de climat bordelais de type océanique ce qui confère au vin un certain clacissisme sans excès.
2000 : Un peu moins favorable mais avec une belle arrière saison.
1999 : Millésime ayant subi des à-coups, une maturation un peu saccadée.
1998 : Le millésime du merlot, précoce du fait d'un bel été, rappelle un peu 1982 avec moins de rendement.

Conclusion : Belle dégustation qui une fois de plus prouve que Jean-Claude Berrouet est un vinificateur respectueux de l'effet millésime et n'applique en rien la même recette. Enrico Bernardo est un excellent dégustateur - ce qui n'est évidemment pas surprenant pour un "meilleur sommelier du monde" - doté d'une personnalité particulièrement sympathique.