Laurent Couegnas, chef de L'Escargot
Une odeur d'enfance
Installé au premier étage de son second restaurant au décor Napoléon III subtilement relooké, Laurent savoure un instant de pause dans un emploi du temps fébrile. Mais malgré la course permanente qui l'oblige à faire la navette entre le Royal Madeleine et la rue Montorgueil en moto, ce grand brun barbu aux épaules larges ne changerait sa place pour rien au monde. "Depuis petit je dis que je veux être cuisinier, je suis né gourmand et préprogrammé pour ce genre de destinée". Car avant tout, le chef aime la nourriture, les produits, les matières, le côté physique et charnel de la cuisine. Un goût hérité de ses deux grands-mères "qui cuisinaient vachement bien". Pour lui les souvenirs de vacances chez son grand-père, fermier dans l'Oise, n'ont pas la saveur des madeleines mais l'odeur des oignons en train de roussir dans la poêle. L'aïeul élevait et tuait lui-même le cochon, les moutons, la volaille. Le petit Laurent suivait son grand-père et trempait ses doigts dans la sauce pendant que Mamie cuisinait la palette de porc et autres plats traditionnels. Malgré toutes ses prédispositions, Laurent doué pour les langues, suit des études classiques sans trop se fatiguer et ne songe pas vraiment à transformer ses envies gourmandes en métier.
18 heures par jour
Les mathématiques n'étant pas sa tasse de thé, il songe en pleine "première éco" qui ne l'intéresse pas plus que ça, à s'orienter vers la cuisine. Là aussi, les grands-parents, "les autres", marchands de cochon à La Villette jouent un rôle dans sa vie future. "Ils avaient l'habitude de m'emmener dans les restaurants du quartier comme Le Cochon d'Or". Alors tout simplement, il fait son apprentissage dans ces lieux fréquentés enfant. Dans le monde de l'apprentissage, plus de dilettantisme. Il faut travailler et tenir le coup malgré la fatigue et les brimades. A 16 ans il passe trois semaines chez l'employeur, une semaine à l'école et le week-end encore chez l'employeur. "Les patrons n'avaient aucune psychologie, j'ai pris sur moi pour encaisser les coups de poing dans les épaules. C'était très dur. On terminait les services souvent en pleurs. Pour supporter, il faut vraiment aimer ça". C'est à cette période que Laurent, entraîné par les aînés de la cuisine à la fin du service, découvre L'Escargot, alors ouvert toute la nuit.
Un parcours étoilé
Ca n'est pas pour l'ambiance machiste, un peu lourde, qu'il aime son apprentissage à la cuisine mais pour le côté sensuel, charnel, "très proche de l'amour jusque dans la gourmandise" qu'il associe à la nourriture. Avec un père très littéraire, un peu poète, Laurent a plus de sensibilité que d'autres qui ne parlent que filles et voitures. Le commis comprend très vite qu'il a dans les mains un métier en or et que pour réussir, il faut avoir un bon parcours, faire le maximum de grandes maisons, apprendre afin de faire ce qu'il veut et ne pas avoir à subir. Mais avant, il lui faut maîtriser les classiques pour savoir les exécuter. "Je n'aime pas ceux qui font pour faire".
Ducasse en Renault 5
Le garçon déterminé, fidèle à son éthique personnelle, enchaîne dès sa sortie de l'école les grandes maisons. "On est toujours débauché". Il entre chez Lenôtre, au Pré Catelan, dans une grande brigade de 25 personnes. "Tout est très militaire, structuré, hiérarchisé". Il y apprend la rigueur et la discipline. De là il traverse le Channel pour entrer au mythique Savoy mais en part très vite devant l'impossibilité de se loger à Londres avec 3000 F par mois. Petit tour par le Club Méditerranée et entrée chez Ducasse qui vient de reprendre L'Hôtel de Paris à Monaco. Le futur magnat de la restauration vient chercher à Nice le commis de 20 ans, dans une "R5 pourrie" et lui fait comprendre que le challenge sera difficile. Laurent parfait ses connaissances à son contact et s'imprègne de sa cuisine. Direction le Château d'Eza puis service militaire au Cercle des Officiers place Saint Augustin à Paris. José Lempreïa l'embauche à La Maison Blanche, "la vraie". "Il avait des idées saugrenues qu'on devait réaliser sur le champ. Il avait surtout un autre angle de vision de la cuisine". Laurent, maintenant second, y reste deux ans puis part aux Antillesoù il devient chef de cuisine dans le restaurant de Jean-Marie Rivière, l'empereur des nuits parisiennes. Il reçoit alors tout le show-biz qu'il enchante par ses mets de qualité. Saint Barthélémy a ses avantages mais Laurent s'y ennuie et cherche par tous les moyens à s'en évader.
Retour à Paris
Il aspire à plus que la cuisine et au farniente dans cette île où la saison est courte. Il passe son brevet de pilote en Floride et découvre toutes les îles environnantes. Après cinq ans et demi, à la mort du patron du Paradis Latin, il rentre à Paris avec femme et enfants et accepte la proposition d'une connaissance qui prend des parts dans un établissement rue Lauriston et qui lui fait quelques promesses. Le lieu fait des petits, Laurent fournit les cartes, forme des chefs... et puis s'en va. "Je n'aime pas avoir affaire à des ingrats".
Quand deux amis s'associent
Dans le nouveau lieu qu'il investit, un client semble s'occuper d'informatique et d'internet, alors balbutiant. Des liens se créent entre l'amoureux des mets et celui des mots, érudit et poète, entre le cuisinier et le philanthrope qui lance Yahoo en Europe. Plusieurs fois, on a proposé à Laurent d'ouvrir son lieu mais il ne se sentait pas prêt à le faire. "Je ne connais rien à l'administratif, je n'aime que le terrain, l'élaboration et l'évolution des cartes, des recettes. Alors je m'entoure de gens qui savent et en qui j'ai confiance".
L'association se concrétise entre les deux amis par la reprise du Royal Madeleine, il y a quatre ans, un bistro de luxe 1930. "J'ai tout changé en 9 jours, la carte, l'équipe, les cuisines".
Son associé, Denis Jamet aime les restaurants et la cuisine, Laurent déteste l'informatique mais la complémentarité agit. "Denis m'aide pour les rapports humains, il voit plein de choses, sort beaucoup, il m'apaise quand il le faut". Quand L'Escargot, de Kouikette Terrail, fille d'André et sœur de Claude, se trouve à vendre, Laurent convainct la propriétaire par son désir de redonner au lieu de sa splendeur et de conserver une carte de vraie belle cuisine bourgeoise. "Quand je reprends un endroit, je m'asseois et je me dis : qu'est ce que je m'attends à déguster là ? C'est une figure imposée. J'apporte en plus l'art de la table, du cristal, de l'argenterie et du service".
Un métier d'amour
Ouvert depuis Décembre 2005, le resto de la rue Montorgueil a déjà sa clientèle, composée d'habitués de la haute gastronomie et d'amoureux de la cuisine classique parisienne. Des gens qui apprécient le rapport qualité prix. Laurent respecte et considère Steven Jourdon, son chef exécutif à L'Escargot comme son égal. "Je lui dis ce que je veux et on travaille en amis. S'il a des idées, il les donne".
Le chef-propriétaire avoue que ce métier fatiguant qui "bouffe et saccage la vie privée" mais qu'il adore, est difficile physiquement et moralement. Alors pour supporter les difficultés, il nourrit sa passion et son métier de spiritualité. "J'aime qu'en sortant, les gens soient heureux et qu'ils me disent qu'ils ont passé un super moment. J'adore les gens, je suis aussi à l'aise dans la salle qu'en cuisine. Cuisiner, c'est donner de l'amour, du plaisir aux gens. Et les gens vous rendent quelque chose parce qu'ils se sentent en confiance. C'est un métier d'amour".