Evasion


Libye, Rome d'Outremer

"II est content, mon colonel" : après trente-cinq ans d'un régime de fer, Kadhafi le Guide paie et apaise. Oubliées des voyageurs, les colonies de Rome, puissance doublement tutélaire, nous attendaient, intactes.
la Libye de l'empereur Septime Sévère n'a rien perdu de son charme ni de son éclat

Libye deux fois romaine, comme nous avons aimé les noms de tes provinces, Tripolitaine, Cyrénaïque et Fezzan! Et combien nous avons rêvé à tes cités antiques Sabratha, Leptis Magna, Cyrène, à leurs colonnades redressées et à leurs amphithéâtres plongeant vers les flots !
Longtemps la Libye ne fut sœur qu'en images de tant d'autres préfectures impériales essaimées autour de la mer cardinale, cette Méditerranée que Rome s'appropriait si naturellement, Mare Nostrum, la nôtre.
De Gaule, d'Asie mineure, du Pont-Euxin, de Grande Grèce, les sœurs mineures de Rome la Grande offraient leurs arcs et leurs artères pavées, la même herbe envahissait les thermes et les lupanars déserts depuis deux millénaires.
Mais l'esprit des lieux perdure : à Orange, comme à Éphèse, à Antioche comme à Agrigente, la pierre, le ciel et l'olivier suffisent pour imaginer le forum bruissant d'apostrophes, les patriciens complotant à la brune, les courtisanes exhibant leurs attraits. Ëvangéliste du voyage, je porte la bonne nouvelle : la Libye de l'empereur Septime Sévère n'a rien perdu de son charme ni de son éclat.

Au cœur de Tripoli

J'y fus un informaticien ! Pour quelque temps encore, l'obtention du visa requiert ruse et patience.
Je me souviens de Lino Ventura et de Maurice Biraud dans Un taxi pour Tobrouk, du serment de Koufra prêté par Leclerc, de la victoire de Montgomery au duffle-coat sur Rommel Le Renard du désert, des blindés de l'Afrika Corps enlisés dans les sables. Orient du pays, loin vers l'Egypte, très loin de Tripoli reprise par l'Italie en 1911, et faite à nouveau colonie par le Duce deux millénaires après la première conquête! Toujours les oasis septentrionales de Libye, précieuses haltes caravanières entre comptoirs du littoral, ont attiré les envahisseurs, Vandales, Arabes, Espagnols.
Dans le Larousse du XXe siècle, six volumes à reliure vert sombre, toujours informé même s'il date du Front populaire, j'appris qu'au XIIe siècle, la Sicile toute proche avait elle aussi conquis les lieux ! Complexe géopolitique. Mais après tout, les Normands et les Angevins ne régnaient-ils pas à cette époque à Palerme? Et n'est-ce pas en cette dernière ville que s'éteignit Raymond Roussel, l'auteur sans pair d'Impressions d'Afrique?
Le soir tombait sur la place Verte au cœur de Tripoli, d'où partent comme les doigts d'une main cinq avenues rectilignes tracées par les urbanistes de Mussolini, plantées d'arbres, pourvues d'arcades, de péristyles et d'édifices blancs à patios et balcons comme à Naples. N'y manquent aujourd'hui que les cafés et les terrasses, mais non les boutiques de mode cosmopolites. À l'extrémité de la plus majestueuse, de la plus animée aussi, la cathédrale éclairée a giorno vient d'être muée en mosquée, mais la poste monumentale a conservé son office. Voitures partout, en triple ou quatrième file, antiques ou rutilantes, jeunes gens à la mode, la nôtre, maillots de foot: ici, on soutient la Juve ou l'Inter.

L'empire en gloire

Personne au souk pour me harceler, on œuvre en paix, chaque métier a ses échoppes. Vient l'heure de la prière. En un instant les rideaux de fer s'abaissent, la vie s'arrête. Mais
quand ils sortent de la mosquée, les artisans d'un même geste rallument leur portable.
Si Hérodote - Larousse, toujours - fut le premier historien et géographe de la Libye, les Italiens s'en éprirent tout comme les Français de l'Algérie. Sur la route de Leptis Magna, à une centaine de kilomètres à l'est de Tripoli, se dressent encore des fermes coloniales reconnaissables à leurs pins maritimes. Et les fouilles archéologiques furent menées dès la reconquête afin de légitimer le fait italien sur la région. Nous longeons la mer, aucune indication de ce site majeur: Leptis en son apogée, au IIe siècle de notre ère, comptait une centaine de milliers d'habitants. Voici qu'un arc esseulé face à la mer attire notre attention. L'entrée de Leptis est toute proche, et quand j'y accède avec mon guide, nous y sommes seuls absolument.
Chateaubriand, Marguerite Yourcenar, Jean d'Ormesson ont su décrire la bouleversante majesté de l'empire en gloire. Comment ne pas frémir lorsque l'on porte le pas sur le dallage inégal du Cardo Maximus, la rue principale de Leptis Magna ?

Ce monde enfoui dans nos mémoires sommeillait

Je suis descendu vers la mer en longeant le marbre de l'arc de Septime Sévère, décoré de statues de la Victoire ailée. Fragments de chapiteaux corinthiens ornés, fûts de colonnes écroulées, murs de grès rosé envahis d'euphorbes et d'eucalyptus, pavement creusé par les roues des chars, inscriptions innombrables gravées à main d'homme, IMP. CAESAR SEPTIMI SEVERS, SCIPIONE AUGUSTA SALVATARIS. Ce monde enfoui dans nos mémoires sommeillait, il revient à la vie tandis que j'aborde au théâtre gréco-romain en demi-cercle, avec son mur de scène face aux dix mille spectateurs qu'il pouvait accueillir. En retrait sur le pulpitum (la scène), une niche, celle du souffleur. Ces plantes d'ornement toujours vivaces, m'assure mon guide, ont franchi les siècles. Comme l'olivier, elles ne meurent pas, elles ont survécu. Arcs de Tibère et de Trajan, comme neufs, marchés aux légumes et au poisson, sexes gravés sur une borne pour indiquer les lieux de plaisir, temples dédiés à toutes sortes de divinités hellénistiques, piliers veinés de noir couchés devant la mer que le ressac vient effleurer: la main de l'homme partout discernable, et l'impérieux besoin, facile à satisfaire, de toucher à son tour ces monuments d'avant-hier que leur mise au sol rend plus émouvants encore.

La nouvelle Rome de l'Orient

Pourra-t-on surpasser l'ambition architecturale de Septime Sévère, l'enfant de Leptis Magna? Sa basilique sur trois niveaux revêt les dimensions des futures cathédrales d'Occident, en son forum tapissé de marbre se vendent lions et panthères importés d'Afrique centrale vers les cirques de Rome, sa Voie aux colonnes supportera le chemin de fer
italien installé en 1926! Gymnase, thermes, palestres, mosaïques. La marque de Justinien de Byzance, le Magnifique, modifie les échelles. Au VIe siècle, le vainqueur chrétien des Barbares célèbre outremer la nouvelle Rome de l'Orient, et double encore les volumes. Lui aussi édifie sa basilique, aux remparts cyclopéens.
À une encablure de cette leçon de vestiges, après avoir effleuré le rivage, passé les traces de l'hippodrome et franchi un bois d'oliviers, je me suis installé, seul toujours, dans l'amphithéâtre de gradins ovales du Ier siècle. Une quarantaine de rangs pour cinquante mille personnes venues pour la comédie, la tragédie, la pantomime ou les combats d'animaux, la jauge même d'un stade d'aujourd'hui.
L'Antiquité n'est qu'un vain mot, tout nous parle à Leptis Magna. Les Romains y ont fait passer la route qui allait de Carthage à Alexandrie, autrement dit en termes modernes, de la Tunisie à l'Egypte !
À Leptis Magna, il y a deux mille ans des hommes ont posé au sol des pierres que l'on peut toujours contempler.
J'en ai la chair de poule et les larmes aux yeux.
Comme vous qui me lisez.
Cet article est paru dans
SENSO
Septembre 2004
Par Olivier BARROT