Culture


L'orange : Parfum de Cour, Gourmandise de Rois

Voilà un fruit délicieux, qui se pèle avec délice et dont le jus se savoure à petites gorgées, de crainte d'en voir trop vite la fin. Je veux parler du petit livre du Professeur Alain Blondy :
"Parfum de Cour, Gourmandise de rois
Le commerce des oranges entre Malte et la France au XVIIIème siècle
"
qui a été publié aux éditions Bouchène, d'après
"La correspondance entre Joseph Savoye, Epicier à Paris, et son fils, l'Abbé Louis Savoye, Chapelain Conventuel de l'Ordre de Malte".

Succulent !
Quand l'orange est au centre de l'Histoire

On ne sait trop ce qu'il faut saluer d'abord dans cet ouvrage : L'histoire de l'apparition d'un fruit de luxe et son passage du statut de produit rare et cher à celui de produit de haut de gamme du "mass market", (déjà !); l'histoire du passage d'une famille, en deux générations, du statut de roturier du tiers état à celui de Chapelain de l' Ordre de Malte.
Ce n'est pas encore le sommet, mais c'en est une voie... ou enfin la savoureuse relation entre un "selfmade man" bourreau de travail, âpre au gain et sans trop de scrupules et son fils un peu gâté, timide mais jouisseur et déjà distant des soucis de classe de son père ?
Les changements d'état par l'argent n'étaient pas nouveaux. Déjà au siècle précédent Molière s'était laissé aller à faire le beau devant le Roi Soleil en offrant aux rires entendus des courtisans son pauvre Monsieur Jourdain. Mais les temps changent vite et cette correspondance encadre dans le temps la révolution française. Avec elle, l'orange est au centre de l'Histoire.

Une correspondance agaçante, mais aussi attachante

Selon Alain Blondy "cette correspondance entre le père et le fils est agaçante, mais aussi attachante, car elle montre l'acharnement d'un homme d'assez humble extraction, qui a réussi à se faire un nom dans le commerce de luxe, et qui veut que son fils perce. Mais c'est un homme matois et qui en a beaucoup vu. Comme il n'est pas sûr de la volonté (sans parler, bien sûr, de la vocation) de son fils d'entrer dans les ordres, il entreprend, en même temps qu'il l'incite à travailler pour devenir prêtre, de lui apprendre le commerce pour que, le cas échéant, il prît sa succession. Ayant mis ainsi deux fers au feu, il espère que le jeune Louis finira bien par devenir quelque chose, alors qu'il se désespère de voir son autre fils choisir de devenir artiste.
Cet échange épistolaire entre un homme qui maîtrise souvent mal le français, mais qui a la tête solide, et un jeune homme sans aucun doute ambitieux, mais que l'absence de nécessité, grâce à la situation de son père, empêche d'être acharné au travail, est une mine pour la connaissance du commerce des oranges au moment même où celui-ci se développe."

Comment l'orange d'objet de luxe devint un produit de consommation

"En effet, le dernier tiers du XVIIIème siècle vit à la fois un changement des goûts et une transformation des pratiques commerciales. La généralisation de la culture de l'orange douce transforma alors ce fruit d'un objet de luxe exotique en un produit de consommation. Dès lors, la demande accrue en entraîna une commercialisation à grande échelle. Malte en fut alors l'unique centre de production et de commerce."
L'image de couverture montre d'ailleurs le Grand Maître de l'Ordre, Emmanuel Marie-des-Neiges de Rohan Poudu se faire représenter en pied avec un oranger en fond. C'était alors un signe de la richesse de l'Ordre et de l'ïle.
"Mais cela ne dura pas, reprend l'auteur, et quelques décennies plus tard, au début du XIXe siècle, les pays méridionaux du continent étaient devenus les maîtres d'une culture de l'orange, désormais vulgarisée.
A travers cette correspondance on saisit ce moment furtif de l'histoire du commerce en Méditerranée où l'on vit apparaître un nouveau produit d'échange qui faillit supplanter le coton dans les exportations de Malte, mais qui garde encore aujourd'hui la marque de son origine: l'orange maltaise."

L'apparition du goût pour les oranges

"La culture et le commerce de l'orange étaient, au XVIIIe siècle, encore très récents. Il semble que, jusqu'au XVIIe siècle, les agrumes n'avaient été que des arbres cultivés à titre privé, pour l'agrément de leurs propriétaires. Certes, leur apparition remontait à des temps immémoriaux et leur expansion due principalement à l'Italie, mais ces arbres ne furent pendant plusieurs siècles qu'un objet de luxe et à peine un propriétaire en cultivait un petit nombre autour de sa maison rustique ; ce n'est qu'ensuite lorsque le commerce est devenu florissant qu'on a formé les premiers jardins et la formation du plus ancien ne remonte pas au-delà du XVIIe siècle ; les autres sont tout à fait modernes."

Louis XIV et Cendrillon

Alain Blondy Précise encore plus loin : "L'évêque de Digne ayant légué à Louis XIV un enclos planté d'orangers à Hyères, celui-ci fut élevé au rang de Jardin du Roi. Ce monarque vint en prendre possession et lorsqu'il fit construire Versailles, il dota son château d'une orangerie, première d'un genre qui se multiplia dans toutes les Cours d'Europe. En effet, dès le XVIIe siècle, l'orange devint un fruit de luxe et l'eau de fleur d'oranger un produit de consommation distingué: "aucun emploi du sol n'est plus lucratif que celui en orangers, soit pour le fruit, soit pour la fleur". Cette demande de Cour entraîna le développement de la culture de l'oranger et du commerce de ses dérivés, fruits, fleurs et essence." Car il y avait aussi l'eau de fleur d'oranger qui fut livrée en dames-jeannes aux princesses des grandes cours.
"Le fruit fut alors jugé digne de figurer sur les tables royales et Perrault raconte le ravissement des deux sœurs de Cendrillon, lorsque celle-ci, parée d'atours somptueux par la fée sa marraine, leur offrit à chacune une orange. Ce fruit était en effet celui que l'on offrait en étrennes, au jour de l'an. Mesdames Tantes, filles de Louis XV, dont la gourmandise n'était pas le moindre défaut, en faisaient grand usage. En 1780, les sœurs du roi de France possédaient un jardin à Malte, et toutes les semaines on leur envoyait deux caisses d'oranges et de grenades."

Le luxe : une orange et un petit jésus en sucre

Mais ce fruit qui fut si longtemps un luxe a obtenu malgrè tout son brevet révolutionnaire : "Robespierre lui-même, aux dires de ceux qui furent admis chez lui, était amoureux des oranges au point d'en manger plusieurs avec une gloutonnerie qui ne faisait qu'en accentuer l'excès."
Comme souvent en termes de luxe tout est relatif, et le catalogue des définitions de Luxe-magazine est d'ailleurs là pour en témoigner. Alors qu'en fin de XVIIème siècle un Roi-Soleil est fier de son orangerie, et qu'en fin de XVIIIème un tyran se gave d'orange, à la fin du XIXème siècle il était encore possible pour une petite fille de paysans bas-bretons d'être éblouie en recevant à Noël une orange, et un petit jésus en sucre, dans son sabot...
Juillet 2004
Par Yves CALMEJANE
Parfum de Cour Gourmandise de Rois
Le commerce des oranges entre Malte et la France au XVIIIème siècle
D'après La correspondance entre Joseph Savoye, Epicier à Paris, et son fils, l'Abbé Louis Savoye, Chapelain Conventuel de l'Ordre de Malte


Introduction de Salvino Busuttil Président du CIHEAM (Centre International des Hautes Etudes en Agronomie Méditerranéenne) et Ambassadeur de Malte en France et au Portugal.

Editions Bouchène et Fondation de Malte

Alain Blondy est professeur à la Sorbonne (Paris IV).
Spécialiste du monde méditerranéen à l'époque moderne, il s'est principalement intéressé à Malte et aux Régences barbaresques.
Auteur de nombreux articles sur ces sujets, parus dans des revues françaises ou étrangères, il a publié un guide culturel de Malte (Arthaud, 1997), une Histoire de Chypre (Que sais-je?, Puf, 1998), et présenté et annoté l'Histoire abrégée de Tripoly de Barbarie, de Froment de Champlagarde (Bouchène,2001) et la réédition d'Américains et Barbaresques, d'Emile Dupuy (Bouchène, 2002), L'Ordre de Malte au XVIIIe siècle (Bouchène, 2002), Relations et échanges dans le monde méditerranéen de la chute de Constantinople (1453) à la reconquête ottomane de Tripoli (1835), Outil bibliographique (Presses de l'université de Paris-Sorbonne, 2003).