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Alain Passard : Le chef passe au vert

"La cuisine a un avenir : je le cherche". Ainsi s'exprime Alain Passard, chef triplement étoilé qui a su, en quelques trente années, laisser libre cours à sa curiosité au point de changer les couleurs de sa palette gourmande et de s'intéresser aux petits et aux sans gloire, je veux dire les hôtes du potager, les légumes. En remontant tout à la source, avec la création de ses potagers, et dans un amoureux respect de l'ordre des saisons, il leur redonne leurs lettres de noblesse.
Après un parcours d'initiation brillant qui commence dans sa province d'origine, la Bretagne, puis se construit à La Chaumière à Reims, chez Gaston Boyer, ensuite à l'Archestrate à Paris chez Alain Senderens, Alain Passard construit sa carrière personnelle dès ses 24 ans. Son premier restaurant sera le Duc d'Enghien, au Casino d'Enghien. Il y décroche une, puis deux étoiles mais s'échappe encore un moment pour passer deux années à Bruxelles, comme chef du restaurant Le Mariton, ou il obtient en deux ans, là aussi deux étoiles.
Mais le début de son envol date de son installation dans l'ancien restaurant de son maître Senderens, à l'angle de la rue de Varenne et de Bourgogne. Un endroit investit en octobre 1986 et qui devient très vite son "chez lui". La troisième étoile obtenue en mars 1996 n'a pas rendu le lieu plus intimidant.
D'ailleurs, vingt et un ans après, règne toujours la même intimité entre le chef et sa salle : il y vient saluer ses relations, rejoindre ses amis et n'hésite pas à partager avec eux un dessert, un café au milieu de ce petit temple des saveurs.
Inutile de dire que ses fidèles et autres admirateurs de passage, sont ravis d'être au plus près du chef.

Petite musique gourmande

Le lieu, sobre mais cependant chaleureux dans ses nuances grège et sable, respire l'élégance art déco, suggérée plus qu'imposée, grâce aux pâtes de verre de Lalique qui ornent les murs recouverts de panneau de bois fruitier. On y voit Pan accompagnant sur sa flûte la danse des deux nymphes. Ce n'est pas un hasard si le sujet de ce décor, tout comme la portée de musique qui est le symbole du bien-nommé restaurant l'Arpège, se retrouvent sur la carte. "La cuisine est un travail d'oreille" dit Alain Passard, "ce qui la rend cousine de la musique". Né de parents musiciens, le chef est aussi saxophoniste.
En cuisine (elle est petite mais accueille les 18 personnes de la brigade) il dirige tel un chef d'orchestre qui saurait jouer de tous les instruments, mais aussi décrypter toutes les partitions !...La pâtisserie qui est la première pierre de sa formation, la rôtisserie dont il est le défenseur parce qu'au contact du feu les aliments vivent, les viandes et aujourd'hui les légumes, car depuis janvier 2001 le chef privilégie désormais une cuisine "légumière".


Les potagers donnent le ton

"Je suis persuadé que dans 10 ans on parlera des légumes comme de certains grands crus" explique Alain Passard. C'est bien pour cela que sa "brigade" est aujourd'hui renforcée d'une équipe de 8 jardiniers à plein temps qui mettent en valeur les 3 potagers que le chef a soigneusement choisi dans des régions bien différentes.
Le tout premier, 1000 m2 à l'origine, s'étend aujourd'hui sur 2 hectares. Le potager de l'Arpège a été installé sur une surface qui abritait déjà un potager à la fin du XIX ème siècle dans le domaine du château du Gros Chesnay à Fillé sur Sarthe. Les jardiniers ont gardé la forme du potager de l'époque qui était très bien pensée : orientation plein est, ouverture principale qui descendait sur les douves pour évacuer l'eau, allées larges pour tourner avec les chevaux...Et c'est bien encore avec Devine, une percheronne de 12 ans dressée au trait, que la zone supérieure de la terre est aujourd'hui légèrement retournée et aérée. Sous la houlette de Sylvain Picard, le premier jardinier, le maraîchage est tout naturellement pratiqué ici dans le respect des sols et de l'écosystème qui entoure le potager.
"Certains produits sont plus à l'aise dans la terre de Sarthe très sableuse que dans l'Eure ou la terre est plus lourde et argileuse" précise Alain Passard qui dispose aussi d'un potager dans ce département, à Buis sur Damville et vient d'en acquérir un autre en Baie duMont-Saint-Michel pour profiter des particularités d'une terre sous influence marine.
Faire correspondre terroirs et variétés est une gageure mais les jardiniers s'y emploient, multipliant les essais de variétés d'un même légume pour ne retenir que celle qui va s'exprimer le mieux dans chaque terroir et délivrer une saveur unique dans l'assiette. "Nous ne cherchons pas à faire du sensationnel mais de l'exceptionnel" souligne Alain Passard.
Bien sûr tout est pensé pour respecter cette alchimie. Les produits de synthèse sont proscrits du potager qui fait la part belle à la diversité et à la variété des espèces. Les légumes, les herbes aromatiques, les fruits rouges et les fleurs comestibles sont nés de semences issues de l'agriculture biologique ou récoltées par les jardiniers eux-mêmes, et comptent des centaines de variétés.
Un camion "maison" assure chaque jour les livraisons et ramène aussi toutes les fanes et parures de légumes qui repartent des cuisines de l'Arpège vers les potagers où elles finissent en compost.
Largement autonome grâce aux quelques 20 tonnes de légumes, aromates et fruits produits chaque année, l'Arpège est de plus en plus sollicité pour vendre ses produits.
"Mon jardin est devenu une véritable source d'inspiration. Il y a ce regard sur les couleurs, les dessins, les parfums qui développe l'esprit de créativité de toute mon équipe". Le choix de la cuisine végétale, pari jugé audacieux, est peut-être tout simplement l'engagement visionnaire d'un chef ravi de s'être mis au vert.
Octobre 2007
Par Claire CAYLA
Pour Alain Passard, le bonheur est bel et bien "dans le pré": les trois potagers du chef étoilé fournissent tous les légumes, vedettes de sa carte.