« Primitifs italiens » et Humanisme
La très belle exposition du musée Jacquemart André montre à travers une cinquantaine d’œuvres, l’art précieux, des Primitifs italiens, trois siècles de peinture sur bois (XIII° au XV°). Pour la première fois en France, la collection du baron Bernard von Lindenau constituée au début du XIX° siècle et occultée pendant les années soviétiques de l’Allemagne de l’Est, offre à nos yeux émerveillés des tableaux majoritairement datés du XIV° siècle. Ceux-ci s’ajustent parfaitement aux pièces de la collection de Nelly et Jacquemart André, recomposant ainsi le puzzle presque parfait de cette époque de la Pré Renaissance italienne. Ainsi, les peintures disloquées des retables s’assemblent à nouveau. Grâce éphémère qui durera le temps de l’exposition. Réunis, ces 2 ensembles pourraient représenter la totalité de cette période. Un florilège d’artistes prestigieux permet la confrontation de deux écoles majeures, à travers leurs représentants les plus éminents : Sienne avec Lippo Memmi, Pietro Lorenzetti ou Sano di Pietro et Florence avec Fra Angelico, Lorenzo Monaco ou Filippo Lippi.
Une société modelée par les Franciscains et Dominicains
La peinture des Primitifs laisse transparaitre une mutation profonde de société. Un changement théologique initié par l’église qui laisse à jamais son empreinte sur le catholicisme. Les nouveaux ordres Franciscains et Dominicains fondés par les Saints éponymes (Saint François d’Assise et Saint Dominique) souhaitaient évangéliser les peuples, s’ouvrir au monde, aller vers les humbles et prêcher par l’exemple. Jusque là, les hommes allaient vers Dieu, le regardaient avec crainte et humilité. Avec les nouveaux ordres prêcheurs, L’Eglise va vers les fidèles, le Christ vers les hommes. Une théologie révolutionnaire et une pédagogie fondée sur l’utilisation de l’image pour instruire les gens simples. Giovanni di Genova, dominicain de la fin du XII°siècle résume toute cette théorie précisant même que l’exemple des saints peut agir plus efficacement sur la mémoire en étant exposé quotidiennement. Il explique aussi que le sentiment de dévotion est suscité plus sûrement en sollicitant la vue que l’ouie…Un sens de la propagande toujours actuel.
De l’ancien testament…
Dès le XIII° siècle, les thèmes iconographiques se modifient. Aux époques romanes ou byzantines qui avaient raconté les cycles de l’ancien Testament avec une prédilection particulière pour le Christ en gloire et la Genèse, succédait la vie de Jésus, et tout particulièrement les épisodes de la Passion au réalisme de plus en plus accentué à mesure que l’on avançait vers le 15°siècle.
…à la vie de Jésus
Au Dieu Pantocrator (tout puissant) brandissant un livre, trônant sur la voute, une main levée bénissant, 2 doigts tendus (témoins de la double nature divine et humaine du Christ) les 3 autres doigts joints (figurant la Trinité), au juge terrifiant scrutant les tréfonds de la conscience des croyants, les ordres mendiants substituent un Christ frère, souffrant, montrant pleinement sa face humaine. Le Dieu tout puissant s’effaçait devant le Christ frère.
…au culte de la Vierge
A ces sentiments exacerbés, faisait écho un culte marial devenu prédominant. A la Vierge hiératique et frontale scrutant la foule des croyants, succède la Mère. Elle regarde son enfant avec une infinie tendresse. Tout à leurs babillages ils oublient le croyant. Ils ne sont qu’amour. Amour divin, amour humain. La vierge devient femme. La beauté de son visage est soulignée par la préciosité des pigments utilisés. Son manteau adopte le bleu. Le bleu du lapis lazuli, plus précieux que l’or. Ses formes de femme, de mère, apparaissent : voiles, plis suggérant genoux, poitrine, tracés en minces filets d’or.
Le ciel d’or, caractéristique de la tradition byzantine allait peu à peu se modifier. Dans ces tableaux où n’existaient pas d’ombres portées car la lumière était d’essence divine, la lumière était or, couleur du paradis, le fond allait subtilement s’animer : auréoles poinçonnées de motifs végétaux, draperies de brocard or et rouge de la Vierge à l’Enfant de Lippo Memmi datée de 1320-22. Ici, l’Enfant proclame même dans un phylactère « je suis la lumière du Monde ».
L’espace se structure peu à peu…
L’espace se structure peu à peu. Souvent un trône scande les plans avec ses marches, son dossier, une draperie. Des anges et des prophètes étagés de part et d’autre donnent une illusion de profondeur logique conforme à notre perception. L’espace symbolique devient rationnel.Peu à peu l’échelle des personnages s’approche d’une vision réaliste et s’éloigne de la convention byzantine qui voulait que la taille de chacun exprimât son importance, au mépris de la réalité.
La perspective se creuse. Des architectures apparaissent, d’abord simple jeu délimitant l’espace. Dans « l’Adoration des Mages » de Guido da Sienna (fin du XIII°siècle) cohabitent fond d’or et architectures aux étranges points de fuite. Agnolo Gaddi en 1393, dans sa « Cène » montre l’espace articulé autour de la table du dernier repas. Sano di Pietro décrit vers 1450 « Marie revenant autemple ».L’architecture est devenue virtuose assimilant parfaitement les principes de la perspective…
Le paysage apparaît
Le paysage fait son entrée Il est d’abord suggéré, simple rocher figurant une montagne jusqu’aux foisonnants détails de Pietro di Giovanni D’Ambroggio avec « l’entrée du Christ dansJérusalem » ou « l’Adoration des Mages » de Michele Ciampani. Jérusalem ressemble étrangement à l’Italie plantée d’orangers…
La cité se regarde
Désormais la cité se regarde. Les villes italiennes sont plus structurées, plus florissantes. Sienne et Florence se sont enrichies dans le commerce de la laine et la banque. Comme le clergé jusqu’alors, les cités deviennent de puissants mécènes capables de passer des commandes d’envergure aux artistes. Ces cités prospères sont organisées. Des corporations parfaitement hiérarchisées contrôlent le travail et les matériaux des artisans (l’or doit être pur, le lapis lazuli, apparu au XII°siècle en occident ne peut être remplacé par une autre matière). La cité se regarde et se décrit en mains détails, riches architectures colorées, coupoles, campaniles, animés de petits personnages au travail.
Initié par l’Eglise, l’humanisme entre dans la peinture.