De la musique des parchemins
Les rapports entre art pictural et musique ne datent pas d'hier, une superbe exposition intitulée : "Mélodies sur parchemin : manuscrits musicaux, Moyen Age et Renaissance" vient de nous le démontrer.
C'est une exposition intimiste et relativement confidentielle, mais, rassurez-vous, nul besoin d'être chartiste pour déchiffrer ces parchemins, ni d'être savant musicologue pour les apprécier, il suffit d'être sensible à une certaine beauté qui révèle, en plus d'elle-même, une vision du passé. Ainsi, dans ces œuvres d'art, se cache un peu de l'âme de saint Grégoire.
C'est une exposition intimiste et relativement confidentielle, mais, rassurez-vous, nul besoin d'être chartiste pour déchiffrer ces parchemins, ni d'être savant musicologue pour les apprécier, il suffit d'être sensible à une certaine beauté qui révèle, en plus d'elle-même, une vision du passé. Ainsi, dans ces œuvres d'art, se cache un peu de l'âme de saint Grégoire.
Ce que croyait le Moyen-Age
Dieu a fait le monde beau, à son image, et tout ce que fait l'homme doit contribuer à nous révéler cette beauté. C'est ce que croyait le Moyen-Age.
C'est ce qu'ont accompli alors des artistes anonymes, soutenus et exaltés par une foi profonde et sincère. Compositeurs de mélodie, immergés dans le silence des cloîtres, humbles et minutieux calligraphes, peintres de cour ou d'église, maîtres enlumineurs, relieurs, doreurs, plus fiers de leur art que d'eux-mêmes qui ne signèrent presque jamais, s'associèrent pour produire des ouvrages de grand luxe, en ces temps de misère et pour allumer des chants de couleurs et de joie aux cœurs les plus austères.
Leurs œuvres, ces livres, précieux comme des châsses, bardés de cuir et de bois, ou recouverts d'or, d'ivoire, de joyaux et d'orfrois, parés à survivre pour toute éternité, présents indistinctement dans tous les lieux sacrés, ouvrent leurs entrailles de vélin à la beauté des prières, des chants et des images.
Dans les chapelles princières, comme dans les plus modestes églises villageoises, dans les froids sanctuaires monastiques, comme dans les nefs égayées des cathédrales, où se côtoyaient sans vergogne l'hermine et le haillon, partout, grâce à eux, la splendeur divine résonnait, idéale et sereine, transcendant par l'absolu qu'elle semblait promettre à tous, les mesquines injustices de la vie et sans doute contribuant à sauver ainsi le monde de ce temps du désespoir !
Luxe de ces images accessibles à tous...
De nos jours certaines personnes, comme madame le professeur Sandra Hindman, docteur en Histoire de l'Art de l'Université Cornell (USA), ont pris le relais de ces artistes qui tentaient, alors, de dévoiler la voie du cœur à travers le plaisir des sens heureusement associés.
Luxe de ces images accessibles à tous. Mystère de ces signes cabalistiques jetés sur des portées que seuls les initiés transmutent en musique ou vibration divine. Sensualité de la page elle-même, de sa matière de peau tatouée, de son velouté. Intelligence apaisante de sa mise en page claire et architecturée.
Ces pages que restaure, conserve, étudie et expose à notre plaisir (et même, si l'on en a les moyens, à notre convoitise !) madame Hindman, offrent la quintessence de l'art du Moyen-Age.
Une histoire, qui se confond avec celle du fameux chant grégorien
La présence de notations musicales fait la spécificité des manuscrits ici présentés. Ces notations ont une histoire, qui se confond avec celle du fameux chant grégorien. Pour tout savoir sur celui-ci, faites donc une incursion à l'abbaye de Solesmes, le temple (au sens propre du terme !) du chant ecclésiastique en usage dans les offices liturgiques de l'église catholique romaine (pour cela, rien de plus simple : tapez www.solesmes.com ).
Disons, en peu de mots, que le chant grégorien, ou "plain-chant" ("cantus planus " : chant uni ), fixé au Xème siècle (on ne conserve pas de livre de chœur antérieur au XIème siècle), est un chant monodique (développé sur une seule ligne musicale) ou chant à l'unisson; a capella (sans accompagnement d'instruments); non-mesuré (suivant le rythme du souffle humain).
Il a pour but de créer un climat de recueillement propice à la prière. Tout doit concourir à élever l'âme vers Dieu.
L'expression musicale sera donc la plus sobre possible et réservée à la voix (les instruments fabriqués par l'homme sont jugés moins digne que la voix créée par Dieu).
Le mérite de son existence, selon la tradition, revient à saint Grégoire le Grand. Selon l'hagiographie, il revient à Dieu lui-même.
Comment, de nos jours, peut-on s'imaginer cela ? En revenant beaucoup plus de mille ans en arrière. En un temps fabuleux où les légendes sonnaient plus vraies à l'imagination que la réalité.
Qu'entend donc le moine Grégoire ?
Qu'entend donc le moine Grégoire, en ce soir tiède de septembre de l'an 590, alors qu'il arpente dans la paix du crépuscule les jardins en terrasses de sa demeure patricienne du Mont Célius à Rome, transformée en monastère bénédictin ? Le souffle du vent qui courbe avec langueur les fins cyprès aux cimes frémissantes ? La stridulation des grillons invisibles dans les hautes herbes brûlées ? Ou le bruit confus de ses pensées qu'il peine ce soir à mettre en ordre ?
Dans sa tête enflammée, les injonctions du Pape Pélage mourant, se mêlent aux suppliques du Sénat et de la plèbe décimée par la peste, aux malédictions de l'Exarque de Ravenne, aux lamentations de ses moines qu'il doit quitter pour succéder à saint Pierre. Posséder le trône, le pouvoir ! Le moyen de faire aboutir ses desseins ! Mais trouvera-t-il au château Saint-Ange meilleure paix qu'ici-même, à contempler d'en-haut le fouillis de la terre ?
Un froissement léger vient soudain le distraire, une voix discrète chatouille ses oreilles. Il plonge aussitôt ses regards vers le ciel austère qui, sans une larme, achève d'ensevelir le céleste luminaire, sous un dais de lapis émaillé d'or, au pied de l'horizon guirlandé de pourpre et se mirant dans les eaux noires du Tibre qui, depuis deux ans, ont englouti Rome.
Le son provient d'un coude de branche, plus noire que la noirceur encore bleutée du ciel.
Il songe machinalement au bras de saint André, relique majeure rapportée de Constantinople où il a été apocrisiaire du Pape. Le saint se manifeste-t-il à lui par miracle ? Non ! Une forme blanche se met à agiter ses ailes comme pour en déjeter les gouttes de la nuit. Une colombe ! L'oiseau de jour se laisse glisser jusque sur son épaule. Assurément, il s'est endormi, il rêve ! Le Saint-Esprit, qui ne sait parler avec nos mots mortels, lui chante la bienveillance de Dieu qui se tourne vers lui. Oublie tes craintes, Grégoire, mon fils, et mêle tes louanges à celles de mes Anges, tu retrouveras la Paix ! Les Anges, qui me voient, eux ne craignent rien !
La colombe accrochée à la nuque
Ainsi la tradition médiévale veut que le plain-chant grégorien naquit de Dieu lui-même, par l'entremise d'un oiseau au bec musicien perchée sur l'épaule du "serviteur de ses serviteurs", pour lui souffler, dans le silence de la nuit, avec les neumes de sa perfection, ses plus belles mélodies. Et l'iconographie ne représentera pas autrement Grégoire devenu Pape, "saint" et "Grand" qu'avec sa colombe accrochée à la nuque.
Toujours est-il que, de fait, ce Pape consacra à la musique tout le temps qu'il ne voua pas, durant presque 15 ans (590-604), à son saint ministère, à ses luttes avec les Lombards et les Byzantins et à l'évangélisation des Angles.
Il fixa les textes de la messe, compléta le chant ambrosien qui existait avant lui, regroupa les chants associés aux Fêtes dans des recueils que l'on appelle Antiphonaires et fonda la glorieuse Schola Cantorum...
Et Guido d'Arezzo inventa la gamme
Pépin de Bref, le père de Charlemagne, s'éprit de la beauté de ces offices qu'il entendit à Rome lors de son couronnement et en introduisit l'usage dans tout l'Occident dont il avait la garde. C'est à l'époque du grand Empereur qu'apparaissent, à Metz et à l'abbaye de Saint-Gall (Suisse), les premières notations musicales "modernes".
Avant cela, on avait utilisé des signes musicaux sans ligne de portée ("campo aperto") pour noter les inflexions de la voix : les neumes.
Au Xème siècle, les portées comportent 3 lignes seulement. Survient alors un musicien de génie : Guido, moine bénédictin, comme saint Grégoire, et professeur de chant à la cathédrale d'Arezzo. Guido d'Arezzo (né vers 990, mort en 1050) rajouta une quatrième ligne à la portée (qui n'en comptera 5 qu'aux alentours de l'an 1500) et, surtout, il inventa la gamme ! (en ajoutant une lettre clef au début de chaque ligne pour indiquer la valeur d'intonation)
Avant lui, les notes étaient désignées par les premières lettres de l'alphabet (il en est toujours ainsi chez les Anglais et les Allemands : Do, Ré, Mi, Fa, Sol, La, Si = C, D, E, F, G, A, B). Il leur substitua les premières syllabes d'un hymne à saint Jean ( UT queant lexis / REsonare fibris / MIra gestorum / FAmili tuorum / SOLve polluti / LAbri reatum ...).
Le SI fut rajouté par Anselme de Flandres à la fin du XVIème siècle et le UT fut adouci en DO par Bononcini en 1673.
La notation utilisa, à partir du 12e siècle, des petits carrés pour marquer les notes sur la portée. Des styles régionaux différents de notation peuvent être repérés à cette époque (style aquitain, breton, catalan, de Saint-Martial de Limoges, de Saint-Gall, de Bologne, de Bénévent...).
Tous ces repères sont très importants, car ils servent d'indices aux experts pour dater et classer les manuscrits musicaux.
Unique, artisanal, personnalisé et symbolique
Le chant grégorien était destiné à être chanté par un chœur de clercs à la messe ou de moines aux offices liturgiques des Heures. On conserve un nombre important de livres de chœur souvent de grande taille, afin que l'ensemble du chœur puisse suivre sur le même livre ouvert sur un lutrin.
Les manuscrits musicaux se répartissent en différents types usuels :
L'Antiphonaire accompagne le Bréviaire qui sert aux moines à réciter les Heures liturgiques, au nombre de 8, qui forment l'Office divin et se répartissent tout au long du jour, de Matines à Complies.
Le Graduel, pour sa part, accompagne le Missel et se chante à la messe.
Ensuite, chacun de ces types se divise en sections, souvent présentées dans des ouvrages séparés : le Temporal, pour célébrer les fêtes mobiles (Pâques, Pentecôte, par exemple) et le Sanctoral pour les fêtes des saints ; plus deux sections divisant l'année (Proprium de Tempore et Proprium de Sanctis).
Ainsi c'est souvent un ensemble complet de 8 livres de chœur qui composait l'ordinaire d'une église ou d'une communauté. Si l'on songe qu'en outre, chaque pays, chaque ville, chaque ordre religieux, chaque couvent, pouvait avoir une personnalité musicale propre, on comprend pourquoi la production de ces ouvrages demeura manuscrite jusqu'au 19ème siècle.
Ce côté unique, artisanal, personnalisé et symbolique que conserva le manuscrit musical au long du millénaire de son existence, explique également le soin que l'on donna de tous temps à sa confection et le luxe amoureux dont ses commanditaires ont souhaité revêtir ses feuillets : rinceaux dans les marges, lettrines enluminées (initiales de paragraphes, mises en valeur par une taille exagérée et un décor abstrait ou figuratif), culs de lampe.
Tout un faste de couleurs éclatantes, dû parfois à des artistes-enlumineurs de génie (les frères Limbourg, Jean Fouquet...), et même, au XVème siècle et plus tard, à des maîtres de la peinture de chevalet, qui fit de chaque ouvrage une œuvre d'art.
Difficile de nos jours de posséder des livres entiers.
Cette richesse que l'on vient d'évoquer fut cause que la plupart furent dépecés. Un feuillet enluminé, parfois même une seule lettrine découpée, considérés comme autant de tableaux, suffirent souvent à faire la joie des amateurs et le désespoir des savants qui travaillent sur le contenu historique de ces ouvrages cruciaux pour connaître la liturgie et même la mentalité du Moyen Age. Mais ce qui est fait est fait, ne boudons pas notre plaisir !
Une sélection d'environ 50 pièces de grande qualité
La galerie de madame Hindman, Les Enluminures, expose, dans une salle réservée à cet usage, au premier étage du Louvre Des Antiquaires, une sélection d'environ 50 pièces de grande qualité : manuscrits complets, lettrines et feuillets extraits de livres de chœur, somptueusement enluminés et illustrant l'évolution du genre, de sa préhistoire (XIème siècle) au XVIIIème siècle.
Quelques instruments de musique et une sélection de tableaux de maîtres anciens viennent compléter le décor, le tout baignant dans l'ambiance musicale appropriée.
Cette exposition, d'accès libre et gratuit, se termine à Paris le 2 janvier, avant de partir pour le Winter Antiques Show de New York où elle sera présentée du 21 au 30 janvier 2005.
Comme quoi, si les écrits ordinaires restent, les manuscrits musicaux, eux, savent à l'occasion, s'envoler, alors dépêchez-vous !
Dieu a fait le monde beau, à son image, et tout ce que fait l'homme doit contribuer à nous révéler cette beauté. C'est ce que croyait le Moyen-Age.
C'est ce qu'ont accompli alors des artistes anonymes, soutenus et exaltés par une foi profonde et sincère. Compositeurs de mélodie, immergés dans le silence des cloîtres, humbles et minutieux calligraphes, peintres de cour ou d'église, maîtres enlumineurs, relieurs, doreurs, plus fiers de leur art que d'eux-mêmes qui ne signèrent presque jamais, s'associèrent pour produire des ouvrages de grand luxe, en ces temps de misère et pour allumer des chants de couleurs et de joie aux cœurs les plus austères.
Leurs œuvres, ces livres, précieux comme des châsses, bardés de cuir et de bois, ou recouverts d'or, d'ivoire, de joyaux et d'orfrois, parés à survivre pour toute éternité, présents indistinctement dans tous les lieux sacrés, ouvrent leurs entrailles de vélin à la beauté des prières, des chants et des images.
Dans les chapelles princières, comme dans les plus modestes églises villageoises, dans les froids sanctuaires monastiques, comme dans les nefs égayées des cathédrales, où se côtoyaient sans vergogne l'hermine et le haillon, partout, grâce à eux, la splendeur divine résonnait, idéale et sereine, transcendant par l'absolu qu'elle semblait promettre à tous, les mesquines injustices de la vie et sans doute contribuant à sauver ainsi le monde de ce temps du désespoir !
Luxe de ces images accessibles à tous...
De nos jours certaines personnes, comme madame le professeur Sandra Hindman, docteur en Histoire de l'Art de l'Université Cornell (USA), ont pris le relais de ces artistes qui tentaient, alors, de dévoiler la voie du cœur à travers le plaisir des sens heureusement associés.
Luxe de ces images accessibles à tous. Mystère de ces signes cabalistiques jetés sur des portées que seuls les initiés transmutent en musique ou vibration divine. Sensualité de la page elle-même, de sa matière de peau tatouée, de son velouté. Intelligence apaisante de sa mise en page claire et architecturée.
Ces pages que restaure, conserve, étudie et expose à notre plaisir (et même, si l'on en a les moyens, à notre convoitise !) madame Hindman, offrent la quintessence de l'art du Moyen-Age.
Une histoire, qui se confond avec celle du fameux chant grégorien
La présence de notations musicales fait la spécificité des manuscrits ici présentés. Ces notations ont une histoire, qui se confond avec celle du fameux chant grégorien. Pour tout savoir sur celui-ci, faites donc une incursion à l'abbaye de Solesmes, le temple (au sens propre du terme !) du chant ecclésiastique en usage dans les offices liturgiques de l'église catholique romaine (pour cela, rien de plus simple : tapez www.solesmes.com ).
Disons, en peu de mots, que le chant grégorien, ou "plain-chant" ("cantus planus " : chant uni ), fixé au Xème siècle (on ne conserve pas de livre de chœur antérieur au XIème siècle), est un chant monodique (développé sur une seule ligne musicale) ou chant à l'unisson; a capella (sans accompagnement d'instruments); non-mesuré (suivant le rythme du souffle humain).
Il a pour but de créer un climat de recueillement propice à la prière. Tout doit concourir à élever l'âme vers Dieu.
L'expression musicale sera donc la plus sobre possible et réservée à la voix (les instruments fabriqués par l'homme sont jugés moins digne que la voix créée par Dieu).
Le mérite de son existence, selon la tradition, revient à saint Grégoire le Grand. Selon l'hagiographie, il revient à Dieu lui-même.
Comment, de nos jours, peut-on s'imaginer cela ? En revenant beaucoup plus de mille ans en arrière. En un temps fabuleux où les légendes sonnaient plus vraies à l'imagination que la réalité.
Qu'entend donc le moine Grégoire ?
Qu'entend donc le moine Grégoire, en ce soir tiède de septembre de l'an 590, alors qu'il arpente dans la paix du crépuscule les jardins en terrasses de sa demeure patricienne du Mont Célius à Rome, transformée en monastère bénédictin ? Le souffle du vent qui courbe avec langueur les fins cyprès aux cimes frémissantes ? La stridulation des grillons invisibles dans les hautes herbes brûlées ? Ou le bruit confus de ses pensées qu'il peine ce soir à mettre en ordre ?
Dans sa tête enflammée, les injonctions du Pape Pélage mourant, se mêlent aux suppliques du Sénat et de la plèbe décimée par la peste, aux malédictions de l'Exarque de Ravenne, aux lamentations de ses moines qu'il doit quitter pour succéder à saint Pierre. Posséder le trône, le pouvoir ! Le moyen de faire aboutir ses desseins ! Mais trouvera-t-il au château Saint-Ange meilleure paix qu'ici-même, à contempler d'en-haut le fouillis de la terre ?
Un froissement léger vient soudain le distraire, une voix discrète chatouille ses oreilles. Il plonge aussitôt ses regards vers le ciel austère qui, sans une larme, achève d'ensevelir le céleste luminaire, sous un dais de lapis émaillé d'or, au pied de l'horizon guirlandé de pourpre et se mirant dans les eaux noires du Tibre qui, depuis deux ans, ont englouti Rome.
Le son provient d'un coude de branche, plus noire que la noirceur encore bleutée du ciel.
Il songe machinalement au bras de saint André, relique majeure rapportée de Constantinople où il a été apocrisiaire du Pape. Le saint se manifeste-t-il à lui par miracle ? Non ! Une forme blanche se met à agiter ses ailes comme pour en déjeter les gouttes de la nuit. Une colombe ! L'oiseau de jour se laisse glisser jusque sur son épaule. Assurément, il s'est endormi, il rêve ! Le Saint-Esprit, qui ne sait parler avec nos mots mortels, lui chante la bienveillance de Dieu qui se tourne vers lui. Oublie tes craintes, Grégoire, mon fils, et mêle tes louanges à celles de mes Anges, tu retrouveras la Paix ! Les Anges, qui me voient, eux ne craignent rien !
La colombe accrochée à la nuque
Ainsi la tradition médiévale veut que le plain-chant grégorien naquit de Dieu lui-même, par l'entremise d'un oiseau au bec musicien perchée sur l'épaule du "serviteur de ses serviteurs", pour lui souffler, dans le silence de la nuit, avec les neumes de sa perfection, ses plus belles mélodies. Et l'iconographie ne représentera pas autrement Grégoire devenu Pape, "saint" et "Grand" qu'avec sa colombe accrochée à la nuque.
Toujours est-il que, de fait, ce Pape consacra à la musique tout le temps qu'il ne voua pas, durant presque 15 ans (590-604), à son saint ministère, à ses luttes avec les Lombards et les Byzantins et à l'évangélisation des Angles.
Il fixa les textes de la messe, compléta le chant ambrosien qui existait avant lui, regroupa les chants associés aux Fêtes dans des recueils que l'on appelle Antiphonaires et fonda la glorieuse Schola Cantorum...
Et Guido d'Arezzo inventa la gamme
Pépin de Bref, le père de Charlemagne, s'éprit de la beauté de ces offices qu'il entendit à Rome lors de son couronnement et en introduisit l'usage dans tout l'Occident dont il avait la garde. C'est à l'époque du grand Empereur qu'apparaissent, à Metz et à l'abbaye de Saint-Gall (Suisse), les premières notations musicales "modernes".
Avant cela, on avait utilisé des signes musicaux sans ligne de portée ("campo aperto") pour noter les inflexions de la voix : les neumes.
Au Xème siècle, les portées comportent 3 lignes seulement. Survient alors un musicien de génie : Guido, moine bénédictin, comme saint Grégoire, et professeur de chant à la cathédrale d'Arezzo. Guido d'Arezzo (né vers 990, mort en 1050) rajouta une quatrième ligne à la portée (qui n'en comptera 5 qu'aux alentours de l'an 1500) et, surtout, il inventa la gamme ! (en ajoutant une lettre clef au début de chaque ligne pour indiquer la valeur d'intonation)
Avant lui, les notes étaient désignées par les premières lettres de l'alphabet (il en est toujours ainsi chez les Anglais et les Allemands : Do, Ré, Mi, Fa, Sol, La, Si = C, D, E, F, G, A, B). Il leur substitua les premières syllabes d'un hymne à saint Jean ( UT queant lexis / REsonare fibris / MIra gestorum / FAmili tuorum / SOLve polluti / LAbri reatum ...).
Le SI fut rajouté par Anselme de Flandres à la fin du XVIème siècle et le UT fut adouci en DO par Bononcini en 1673.
La notation utilisa, à partir du 12e siècle, des petits carrés pour marquer les notes sur la portée. Des styles régionaux différents de notation peuvent être repérés à cette époque (style aquitain, breton, catalan, de Saint-Martial de Limoges, de Saint-Gall, de Bologne, de Bénévent...).
Tous ces repères sont très importants, car ils servent d'indices aux experts pour dater et classer les manuscrits musicaux.
Unique, artisanal, personnalisé et symbolique
Le chant grégorien était destiné à être chanté par un chœur de clercs à la messe ou de moines aux offices liturgiques des Heures. On conserve un nombre important de livres de chœur souvent de grande taille, afin que l'ensemble du chœur puisse suivre sur le même livre ouvert sur un lutrin.
Les manuscrits musicaux se répartissent en différents types usuels :
L'Antiphonaire accompagne le Bréviaire qui sert aux moines à réciter les Heures liturgiques, au nombre de 8, qui forment l'Office divin et se répartissent tout au long du jour, de Matines à Complies.
Le Graduel, pour sa part, accompagne le Missel et se chante à la messe.
Ensuite, chacun de ces types se divise en sections, souvent présentées dans des ouvrages séparés : le Temporal, pour célébrer les fêtes mobiles (Pâques, Pentecôte, par exemple) et le Sanctoral pour les fêtes des saints ; plus deux sections divisant l'année (Proprium de Tempore et Proprium de Sanctis).
Ainsi c'est souvent un ensemble complet de 8 livres de chœur qui composait l'ordinaire d'une église ou d'une communauté. Si l'on songe qu'en outre, chaque pays, chaque ville, chaque ordre religieux, chaque couvent, pouvait avoir une personnalité musicale propre, on comprend pourquoi la production de ces ouvrages demeura manuscrite jusqu'au 19ème siècle.
Ce côté unique, artisanal, personnalisé et symbolique que conserva le manuscrit musical au long du millénaire de son existence, explique également le soin que l'on donna de tous temps à sa confection et le luxe amoureux dont ses commanditaires ont souhaité revêtir ses feuillets : rinceaux dans les marges, lettrines enluminées (initiales de paragraphes, mises en valeur par une taille exagérée et un décor abstrait ou figuratif), culs de lampe.
Tout un faste de couleurs éclatantes, dû parfois à des artistes-enlumineurs de génie (les frères Limbourg, Jean Fouquet...), et même, au XVème siècle et plus tard, à des maîtres de la peinture de chevalet, qui fit de chaque ouvrage une œuvre d'art.
Difficile de nos jours de posséder des livres entiers.
Cette richesse que l'on vient d'évoquer fut cause que la plupart furent dépecés. Un feuillet enluminé, parfois même une seule lettrine découpée, considérés comme autant de tableaux, suffirent souvent à faire la joie des amateurs et le désespoir des savants qui travaillent sur le contenu historique de ces ouvrages cruciaux pour connaître la liturgie et même la mentalité du Moyen Age. Mais ce qui est fait est fait, ne boudons pas notre plaisir !
Une sélection d'environ 50 pièces de grande qualité
La galerie de madame Hindman, Les Enluminures, expose, dans une salle réservée à cet usage, au premier étage du Louvre Des Antiquaires, une sélection d'environ 50 pièces de grande qualité : manuscrits complets, lettrines et feuillets extraits de livres de chœur, somptueusement enluminés et illustrant l'évolution du genre, de sa préhistoire (XIème siècle) au XVIIIème siècle.
Quelques instruments de musique et une sélection de tableaux de maîtres anciens viennent compléter le décor, le tout baignant dans l'ambiance musicale appropriée.
Cette exposition, d'accès libre et gratuit, se termine à Paris le 2 janvier, avant de partir pour le Winter Antiques Show de New York où elle sera présentée du 21 au 30 janvier 2005.
Comme quoi, si les écrits ordinaires restent, les manuscrits musicaux, eux, savent à l'occasion, s'envoler, alors dépêchez-vous !
Février 2005
Par Fabian de MONTJOYE