Portraits


Frédéric Malle Editeur de Parfums

Né à Paris en 1962, Frédéric Malle est le petit fils de Serge Hefter, fondateur des parfums Dior. Il a donc été élevé dans le respect du métier de parfumeur, au cœur même de ses traditions. Après des études à l'Université de New York (NYU), Jean Amic l'appelle en 1988 chez Roure Bertrand Dupont. Au sein de cette société, il s'initie à tous les secrets d'un métier qui le met au contact des plus grands parfumeurs contemporains.
Depuis 194, Frédéric Malle, consultant dans l'univers du parfum, travaille pour des clients tels que : Christian Lacroix, Chaumet, Hermès International, ou Mark Birley for Men. Il est l'inventeur du concept d'édition en parfumerie.
Qu'est-ce qu'un "éditeur de parfums" ?
Petit voyage dans le rêve à la boutique Editions de Parfums Frédéric Malle de la rue de Grenelle.
Dans un décor imaginé avec Andrée Putman et réalisé par Olivier Lempereur, cet "éditeur" propose huit fragrances créés exclusivement pour cette boutique par des parfumeurs de renommée internationale. C'est là qu'il a installé ses fameuses "Colonnes à Sentir", qui permettent aux amateurs d'"entrer" dans les parfums, progressivement et d'apprendre à les aimer.
Dans le fouillis se son petit bureau, perché au-dessus de sa boutique , Frédéric Malle défend avec ardeur sa conception de la création de parfum.
En fait il défend farouchement la création. Cet éditeur "qui dort avec ses parfums" souhaitent que les goûts ne s'imposent pas.
Tout simplement.

Mon métier ressemble incroyablement à celui d'un éditeur

"Mon rapport à la parfumerie correspond tout à fait à celui d'un éditeur avec ses livres. C'est un travail d'artisan : ainsi par exemple, voyez ces 200 boîtes derrière moi, dans mon bureau, cela correspond à peu près à 200 essais... 200 essais que j'ai transcrits dans un grand cahier : C'est un travail de fourmi et je le fais en tenant la main de mes artistes, mais c'est aussi une activité de liaison entre ces artistes et le public.
Prenez le cas de Maurice Roucel, par exemple, qui a créé "Musc Ravageur", (on l'a nommé ainsi par la suite)... J'ai été le voir en lui disant simplement : "Je voudrais que tu fasses ce que tu veux !" Comme un éditeur avec un auteur en qui il croit.
Mon but est de redonner la parole aux parfumeurs et de ne pas les voir travailler sur une commande basée sur des études de marketing.
Moi, je les considère comme de vrais artistes et je les remets à la place qui est la leur.

"Qu'est-ce que tu aimerais faire ?"

Je suis très lié avec différents parfumeurs, avec qui je travaille depuis quinze ans, et je leur dis en substance : "Qu'est-ce que tu aimerais faire ?" Je leur précise qu'il n'y a pas de limite au niveau du budget, au niveau du choix des matières premières qu'ils utilisent, qu'ils peuvent prendre des produits rares ou des produits pas chers : Ils font ce qu'ils veulent !...
Par ailleurs il n'y a pas de limites non plus au niveau de la forme, en ce sens qu'il est vrai que dans la parfumerie le marché est devenu extrêmement global, mondial, et qu'aujourd'hui chaque produit est fait pour plaire au plus grand nombre et de ce fait le résultat des études marketing donne des produits qui ont rarement du caractère.
Moi, bien au contraire, cela m'a donné une envie de liberté et je ne leur demande que des produits qui ont du caractère.

Vous êtes contre le marketing ? Contre la conformité à l'opinion générale ?

Je crois qu'aujourd'hui on fait plutôt de l'anti-marketing, du moins tel que le marketing est devenu.
Sans entrer dans de grands discours, je crois que le marketing est un instrument formidable. C'est quand même un moyen de comprendre les gens, de les atteindre, et je ne suis pas là pour cracher sur le marketing, mais il est devenu tellement puissant que c'est lui qui crée les produits. Il installe une sorte de carcan et il tue toute idée créative.
Et puis, les enjeux que représente un lancement de parfums aujourd'hui, la masse de gens à qui on s'intéresse, font que les sociétés qui maîtrisent le marché font désormais plus confiance dans ce domaine à des gens qui viennent des sociétés de masse, comme Unilever ou Procter & Gamble, par exemple, c'est à dire des professionnels de la lessive ou du déodorant, plus que de la création artistique.
Cela se comprend, car si l'on prend des professionnels de la création artistique, des artistes : on prend un risque ! Et là c'est ce sont quand même des aventures à plusieurs millions de dollars ! Donc on essaie de limiter ces risques et l'on prend des gens qui ne sont pas de vrais artistes, mais ça marche...

" Je m'écoute, moi, et nul autre !"

Ce que j'ai souhaité faire, sans avoir une attitude passéiste - car souvent on croît que la bonne parfumerie c'est une parfumerie du passé - c'est faire une parfumerie moderne avec les caractéristiques de luxe d'une parfumerie classique, avec une vraie qualité au niveau des ingrédients.
Là où je fais aussi de l'anti-marketing c'est que je m'écoute, moi, et nul autre !
Ainsi avec mes artistes : ce sont des gens à qui je fais confiance.
Par ailleurs, je crois que les parfums, qui sont des produits d'exception, sont faits pour être introduits de façon extrêmement progressive.
Il ne faut peut-être pas une notice, mais au moins une explication pour qu'ils soient bien vendus.

"La vendeuse vous met ça sous le nez !"

On est rentré dans un système qui est tellement un système de masse, il y a tellement de lancements... La structure de la distribution, la structure du marché, font que les grandes marques n'ont pas d'autres choix. Ils font un autre job. Ils n'ont pas d'autre choix que de faire des produits extrêmement peu inventifs.
La raison en est très simple : l'aventure commence à la parfumerie. Au départ des grands lancements de parfums, il y en a peut-être 40... À l'arrivée ces 40 produits vont se retrouver sur les étagères des grandes parfumeries - où ils vont tuer les autres en plus - et lorsque vous entrez dans une parfumerie aujourd'hui, on vous dit : "Voilà, c'est le dernier sorti!"
Vous avez été mené là par la publicité et ensuite la vendeuse vous met ça sous le nez, sans jamais vous poser une question !

"Offrir à de grands artistes une liberté totale"

Moi je me fonde sur la création. J'ai deux objectifs : offrir à de grands artistes une liberté totale, et ensuite, avoir un lieu où le client peut les découvrir.
Il faut que ce lieu soit un instrument qui permette de découvrir ces produits qui ne sont pas difficiles mais qui demandent de l'attention.

La boutique de la rue de Grenelle est faite pour montrer ces produits d'une part, mais aussi, pour mener chacun des clients à un choix qui lui est personnel.
Là il y a deux sortes de discours : soit les gens ont parfaitement compris et se disent : Voilà, il a demandé les plus grands "nez", et leur a donné la liberté de créer le produit dont ils ont envie". Mais il y en a d'autres qui se disent : "Il fait du parfum pour nous, sur mesure".
Ce n'est pas le but, mais je suis plutôt flatté de ces erreurs, cela montre que ces personnes sont au moins touchées par la qualité...
On a pour seul objectif, une fois que ces produits sont créés, d'aider le public à en choisir un, de permettre à chaque individu qui entre dans cette boutique de trouver son parfum.
Il y a une chose qui est extrêmement triste - mais intéressante - c'est qu'aujourd'hui certains entrent dans une boutique poussés par la "pub". Ils vont directement vers la grande marque, sans vraiment réfléchir, et là, à ce moment-là seulement, commence une réflexion.

"Un produit pour lequel on craque !"

C'est ça qui est incroyable : ils reconnaissent alors la couleur, les formes l'univers décrit par la publicité, tout cela mélangé à des programmes télé, à ce qu'ils ont lu, etc...
Et au final une cliente porte quelque chose, un parfum, qu'elle n'aime pas vraiment ! Ou plus exactement, qu'elle ne déteste pas...
Il s'agit avec ces parfums de ne pas déplaire plutôt que de plaire...
Quand on essaie de toucher le plus grand nombre, on ne peut pas déplaire, on ne "doit" pas déplaire ! Ensuite la cliente regarde le prix, elle voit que ce sont des petits flacons - et donc que les prix ne sont pas exorbitants et qu'il n'y a pas grand risque - et là elle achète.
Ici au contraire, notre démarche consiste à permettre à chaque femme de choisir son parfum et de retrouver un produit qui, certes, est un peu à part, mais qui a une vraie personnalité et pour lequel on craque... C'est donc un produit dont on se lasse peu, et qui finit par faire partie de soi.

Revenons sur l'analogie avec le monde de l'édition : C'est vous qui choisissez vos "titres". Est-ce que l'on peut pousser vraiment le parallèle ? Avez vous, comme un éditeur, des auteurs, des thèmes, des choix de titres ?

Oui ! Je choisis les auteurs.
Il y a une espèce d'élite dans la profession que j'ai la chance de connaître car j'y travaille depuis très longtemps, qui se reconnaît comme telle. C'est une espèce de club très fermé, aux barrières non dites, et je travaille avec ces gens. J'adopte les produits qu'ils créent ou je travaille avec eux, un peu comme un éditeur.
Pour les titres, j'ai voulu qu'ils soient descriptifs et faisant allusion à la recette du produit. Je l'ai évidemment fait en collaboration avec chacun des parfumeurs, et à chaque fois il y a une histoire derrière.
Mais c'est surtout de l'émotion, je suis quelqu'un qui n'est pas du tout intellectuel, et c'est une qualité que je partage avec neuf parfumeurs sur dix, le seul qui soit un "intello" c'est Pierre Bourdon..
Je suis instinctif et c'est peut-être une force dans le parfum, mais rigoureux aussi, presque maniaque.

Vous corrigez donc un peu, comme un éditeur qui donne tel ou tel conseil a son auteur ?

Oui. Voyez par exemple "Musc Ravageur", je l'ai porté, j'ai vécu avec, - moi, je dors avec mes parfums parfois - et j'ai trouvé qu'il était, à l'origine, un peu "dur" : J'ai alors demandé à Maurice Roucel, de simplement rajouter un petit quelque chose.
Avec d'autres auteurs j'ai cherché l'idée avec eux.
Il y a aussi des gens qui m'ont contacté, qui m'ont proposé des produits qui ne me semblaient pas du tout à la hauteur. Comme un éditeur, je les ai refusés... Il y a de grandes stars vous savez dans ce métier, et j'ai refusé certaines de leurs propositions : Ce n'était pas dans ma ligne éditoriale.
J'ai des critères qui sont très précis : Pour moi un produit correspond à une idée et tous les ingrédients de ce produit doivent être réunis sans que ce ne soit jamais par hasard, ni pour plaire à droite ou à gauche etc.
Quand c'est quelque chosed'un peu flou, comme un mélange de mille fleurs, pas net, je refuse.
J'ai des goûts extrêmement éclectiques en parfumerie, quel que soit le thème, mais c'est la construction qui m'importe. Et si les choses ne sont pas construites de façon nette, je refuse.
Je suis un peu comme saint Thomas, je ne suis pas un intellectuel, c'est l'émotion qui me dirige. Il y a une grande différence entre le parfum et les odeurs. Le parfum c'est quelque chose que l'on porte sur soi, une union, c'est une chose sensible, quelque chose avec laquelle on a envie de vivre. Je reproche par exemple à un certain parfum actuel, un peu gadget, de dégager une odeur, une évocation, une description, mais c'est plus de l'apanage du parfum d'ambiance que du parfum à porter.

Les Colonnes à Sentir que l'on trouve dans votre boutique, c'est un concept que vous avez développé et qui est original, vous ne craignez pas d'être très vite imité ?

Non. D'abord parce que c'est cher, et c'est un vrai problème, et deuxièmement parce qu'il y a très peu de parfumeries qui sont capables de supporter ces efforts. C'est un long travail et il faut être cohérent avec soi et avec ses idées : seuls les parfums avec du caractère peuvent passer par ces sommets.
Juillet 2004
Par Yves CALMEJANE
Editions de parfums Frédéric Malle
37 rue de Grenelle
Paris 75007
Tel. : 01 42 22 77 22

www.editionsdeparfums.com