Gastronomie


Et Hédiard créa l'épicerie...

Si FerdinandHédiard avait été menuisier, probablement la face de la grande épicerie en eut été changée ! Eugène Delacroix, Colette, MarlèneDietrich ou JeanCocteau, en plus de 150 ans, rares sont ceux qui n'ont pas succombé un jour aux odeurs d'épices, de fruits ou de café de la maison Hédiard. Une épopée digne d'un roman de PierreLoti...
Naissance d'une vocation

Il s'en est fallu de peu que FerdinandHédiard embrasse une carrière qui nous aurait privés pour longtemps de mets épicés et exotiques. Point de cannelle ou de vanille, il aurait fallu se contenter des seuls thym et laurier pour relever nos plats... Par un heureux hasard, en faisant halte en 1832 au Havre en qualité d'apprenti menuisier, le jeune Ferdinand déambule le long des quais et observe avec curiosité les marchandises déchargées des bateaux. Ici la légende veut que sa vie ait basculé : il épluche une banane, ouvre une goyave, décortique une mangue, coupe un avocat et savoure quelques lychees, en un mot découvre, il y a quelque 170 ans, ces denrées exotiques qui évoquent voyages et contrées méconnues et qui font désormais partie de notre quotidien.

Le rendez-vous du tout-Paris

De la modeste charrette de marchand des quatre-saisons, place des Victoires, au tout premier magasin ("Comptoir d'épices et des colonies"), rue Notre-Dame-de-Lorette, le "business modèle" empirique du jeune homme fonctionne manifestement à merveille. Sa clientèle compte d'ailleurs, dès 1854, d'éminents amateurs d'épices et de qualité, Eugène Delacroix en tête. Et pour cause, la réputation va bon train : Ferdinand, c'est désormais notoire, exige le meilleur de ces mets singuliers au sillage captivant. Le magasin devient dès lors un lieu de rendez-vous incontournable. Une réalité qui ne se démentira guère par la suite...


Un souk place de la Madeleine

C'est en 1880, 13 ans après son large succès lors de l'Exposition Universelle, qu'Hédiard décide d'installer son "Comptoir des colonies et de l'Algérie" place de la Madeleine. Un lieu à l'époque déjà stratégique, à proximité des Grands Boulevards et du tout nouvel Opéra. De Tunisie, du Congo et du Tonkin arrivent les dattes de Tozeur, les vins de palme, le nuoc-mam, les galettes de riz et la cannelle impériale tandis que les ignames et les choux Caraïbes, les piments frais et secs, la poudre à curry de Pondichéry commencent à garnir les bonnes tables parisiennes. En bref, Paris s'orientalise et raffole de ces produits si typiques, présentés et vendus dans leur emballage d'origine, de ces fruits et légumes frais exposés sur des chariots en bambou par de douces vendeuses en costume antillais. Des maharadjahs aux officiers de marine, des artistes aux aristocrates, on se bouscule pour humer ces arômes entêtants de café, de safran, de girofle et de piment mêlés aux parfums d'ananas et de mangue fraîche. Un mythe est né !


Succession et transition

Cela aurait pu être fatal à la survie de la Maison, et pourtant, lorsque Max Kusel, reprend l'affaire de son beau-père, à sa mort en 1898, il initie une série d'innovations qui assiéront pour toujours la réputation de la maison. Des pâtes de fruits du Brésil, moelleuses et savoureuses aux confitures "faites-maison" avec les invendus de la journée, du "dulce de leche" grec ou argentin au "mango chutney" indien, du Rhum des îles aux poivres aromatiques, le Hédiard de Max Kusel, puis plus tard de ses deux enfants, se réinvente au quotidien. Habitudes bousculées, espace réaménagé et décors repensés, les successeurs n'auront de cesse de repousser les certitudes pour mieux ancrer l'autorité de la Maison. Colette et Marlène Dietrich puis Cocteau et Tristan Bernard, les grands de ce monde n'e nfinissent pas d'être séduits par les gourmandises "façon Hédiard".

L'étonnement gustatif

De crises nécessaires en talentueux et inspirés renouvellements, Hédiard est entré vaillamment dans le 3e millénaire tout en imposant son style à l'international. Aujourd'hui enrichie d'une cave plutôt exceptionnelle, la luxueuse épicerie joue la carte de l'authenticité, de la pérennité mais aussi de la découverte gustative. Quelle pression, quelle excitation de devoir sans cesse enrichir et repenser son offre pour le bonheur et l'émoi de nos modestes papilles humaines... Incontestablement Hédiard mériterait le Prix Nobel du Goût !
Novembre 2006