Les Montagnes du silence
Une rencontre symbolique
Quand Daniel Buffard-Moret, sourd à 83%, rencontre le guide de haute montagne Paul Pellecuer, dit Paulo, en 2004, il a déjà créé son association "Les Montagnes du silence" dont la mission est d'encorder des sourds et des entendants dans une même expédition. Plus que la
montagne, les deux hommes trouvent vite un autre terrain "d'entente" : l'exploration de terres inconnues.
L'un et l'autre rêve d'un lieu de légende, une île perdue dans l'Atlantique, sur l'Arc deScotia, un des derniers endroits de la planète préservé des touristes. Et c'est là, en Géorgie du Sud "où les rochers sont noirs comme des dents noires", que pour la première fois un équipage de sourds et d'entendants composé de marins et de montagnards, se lancera dans une aventure maritime. Objectif : traverser l'île sur les traces de Sir Ernest Shackleton. Mission : prouver que sourds et entendants peuvent s'encorder et se comprendre. Deux ans de préparation physique et mentale (la seule carte existante de l'île date de 1958 et est à l'échelle 1/200 000 !) pour s'accorder, tisser des liens, "s'entendre" pour privilégier l'autonomie de tous et garantir la sécurité et la survie du groupe. Deux ans pour une épopée de 6 semaines "engagées" en montagne et en mer.
La différence au service d'une même passion
Destrier de ce drôle d'équipage, Tara, l'un des meilleurs voiliers polaires. Une goélette de 140 tonnes, 10 m de large, 36 m de long, deux mats et un nez rouge. À sa barre, une femme de défi, forcément : Catherine Chabaud (épaulée par Céline Ferrier), première femme à avoir bouclé un tour du monde à la voile, en solitaire et sans escale. À bord : 6 sourds et 14 entendants à moins que ce soit 15 terriens et 5 marins ou 7 femmes et 13 hommes.
Bref, 20 personnes (médecins, guides, interprètes en LSF, reporters.) unies autour d'une même idée : celle de respirer un bout d'histoire ensemble et de prouver que le monde des uns peut pénétrer le monde des autres. Pari gagné au bout des fjords, des rafales de vent à 60 noeuds, du froid polaire, des nuits sous tente ou dans le huis clos du bateau.
Et une conclusion : la seule chose qu'un sourd ne peut pas faire, c'est entendre. En retraçant cette odyssée humaine, Daniel Buffard-Moret "signe" là un livre en écho à des silences qui pèsent encore lourd entre les sourds et les entendants et lance un appel face à de nombreux discours vides de sens.
"Le livre comme une double exploration"
Daniel Buffard-Moret écrit du bout des lèvres et des doigts cette épopée maritime et montagnarde. Entre mer glacée et cimes gelées. Deux univers extrêmes, sans frontières où "comprendre recouvre un territoire plus vaste qu'entendre". La puissance évocatrice des mots et des photos signées Pascal Tournaire n'en est que plus forte dans ce récit militant. Le silence de la lecture insuffle sa cadence au livre et du coup vient bousculer notre perception à l'autre. Embarqué dans ce témoignage, on navigue dans la solitude du "liseur de fond", voyageur immobile et spectateur de cette histoire de communion splendide avec la nature.
La mer et la montagne, comme célébrations d'un groupe. Le livre, comme une double exploration : celle d'une île léchée par les vents et celle de nos montagnes intérieures, seul vrai obstacle à l'autre. On reste encordé au texte et aux images et comme avec la tension d'une corde, pas besoin de parler ou d'entendre. C'est d'ailleurs souvent lorsqu'on se tait que l'on commence à écouter et voir. Les Montagnes du silence n'en finissent pas de résonner comme le 51e Hurlant. Et nous, on signe.