Culture


La bague sentimentale au XVIIIème siècle

Le XVIIIème siècle connaissait un type de bague qui n'existe plus vraiment de nos jours : la bague sentimentale. Sa valeur n'était, bien souvent qu'affective, mais le charme, je dirais presque le sortilège, qui se dégageait d'elle, enchante encore, lors, même, que les doigts qui la portaient se sont évanouis en fumée ! D'où vient-il ce charme qui l'habite, et auquel des vivants de notre temps sont encore si sensibles ?
Moins épicuriens et plus sincères et profonds dans leurs sentiments que beaucoup d'entre nous

On a trop longtemps vu la société du XVIIIème siècle comme un cénacle de frivolité, ce qu'elle ne fut pas. Si elle sembla s'étourdir de plaisirs, ce fut pour tenter d'oublier les tensions qu'elle portait en son sein et qui le déchiraient. Après tout, le cynique et facétieux Voltaire, l'auteur à la fois de Candide et du "Siècle de Louis XIV", naquit à la fin de l'austère XVIIème !
Les Philosophes (relayés par les salons de lectures, par les loges maçonniques), tels des Parques amères, prédisaient à ce monde tourmenté une destinée tragique qu'ils s'acharnaient, dans le même temps, à lui réaliser.
Dans ces conditions, les nobles autant que les bourgeois, les ecclésiastiques, les militaires, ou les parlementaires, bref, tous ceux qui pensaient en France, furent de longue date désabusés, trop conscients de leur impuissance à s'opposer à la "force des choses".
Ces gens présentés comme frivoles et accaparés par la satisfaction immédiate de leur supposés vices, étaient assurément moins épicuriens, et plus sincères et profonds dans leurs sentiments que beaucoup d'entre nous.
La bague de cette époque qui nous fait rêver, doit être comprise dans ce contexte-là.
Appréciée de nos jours comme une marque de goût et d'originalité pour celui qui l'acquiert et la porte; comme un objet de fantasme ou d'esthétisme par celui qui la contemple ; elle fut conçue, en son temps, comme le symbole durable d'un lien sentimental plus fort et plus contraignant que son équivalent actuel.

Une pauvreté intrinsèque de l'objet

Lorsque l'on compare une bague de ce temps avec un bijou plus récent (c'est à dire postérieur à l'avènement de Napoléon III, au milieu du XIXème siècle, époque qui marque, en bijouterie ancienne, la transition), on est souvent frappé de la pauvreté intrinsèque de l'objet en question.
Seule la perfection du goût et de la technique compensaient la modestie des matériaux employés : fragiles portraits aquarellés, minuscules scènes cloîtrées sous verre et bordées de perles fines ou d'émaux, cheveux tressés, papier peints ou découpés, ivoire ou bois de santal sculpté. Avec souvent, en guise de pierres précieuses, divers succédanés : simple quartz (qu'en Normandie on baptisait joliment : diamants d'Alençon), pierres fines ou semi-précieuses, verre coloré (des cristaux taillés qu'on pouvait se procurer, à Paris, chez Chéron), perles de verre soufflé, vernies à l'écaille de poisson, ou ces pierres blanches collées sur clinquants ou enrichies au plomb, que l'on désignait sous l'appellation nébuleuse de cailloux du Rhin ou de strass (en référence à un orfèvre alsacien du nom de Georg Friedrich Strasser, installé à Paris sous Louis XV et qui s'en fit attribuer le monopole).
Les montures s'harmonisaient le plus souvent à ces modestes joyaux. Légères, en or d'un titre plus ou moins élevé, en vermeil aussi, en argent, ou même en vulgaire "pomponne", ce mystérieux alliage à base de cuivre, à la semblance de l'or, qui porte le nom d'un ministre économe du précieux métal jaune qu'il n'entendait pas dilapider en colifichets et qui lui suscita ce concurrent à bas prix.

A cette pauvreté de la plupart des bagues qui nous demeurent de ce siècle raffiné, trois raisons :

 - La première est que les matériaux réellement précieux (or fin, gemmes, perles fines) étaient excessivement rares et coûteux. Ardus à arracher aux entrailles d'une terre possessive et cachottière, ils n'échouaient entre les mains des joailliers qu'à l'issue d'une véritable odyssée, rescapés aléatoires de voyages longs et dangereux. Et pour le seul plaisir d'une clientèle qui demeurait alors des plus restreinte.

 - La seconde est que les joyaux les plus riches furent démontés et transformés au fil des générations qui se sont succédé. Pour l'amateur du XVIII7ME, songeons que le passé n'ajoutait pas de prix à l'objet, que la mode du jour dictait le bon ton, que la main d'œuvre n'était comptée pour rien et que seule la pierre précieuse faisait la valeur du bijou.
Sans compter le nombre des objets qui se sont tout bonnement perdus, à la suite de vols, de pertes, de vicissitudes diverses de l'existence, dont, en France, la Révolution ne fut pas la moindre !

 - La dernière est que, pour l'homme et la femme de cette époque moins bassement matérialiste que la nôtre, l'intention l'emportait de beaucoup sur la valeur et que le sentiment intime était aussi important que le désir d'exhiber.
A toutes autres bagues, la marquise de Pompadour préférait celle qui s'ornait d'un profil en agate de son royal amant qu'elle avait ciselé de ses mains, sous la direction de son maître, le célèbre graveur Jacques Guay. De même, la fameuse madame du Barry, qui lui succéda dans l'alcôve toujours chaude du galant Roi, nous a laissé un inventaire de ses bijoux qui démontre qu'elle ne dédaignait pas de se pavaner en strass à la lumière du jour. On portait ses fausses pierres et ses clinquants à la ville comme à la Cour, et même le soir, aux bals, à la lueur des candélabres, complices de toutes les impostures, en parures extravagantes qui préfiguraient celles du théâtre sous Napoléon III (à la différence près qu'au XVIIIème siècle, on employait l'or ou au moins le vermeil).

Cette intention que j'ai évoquée et que concrétisaient les bijoux, ce sentiment matérialisé par le symbole, suivaient alors, dans les bagues, les deux finalités, parfois associées, du témoignage et de la commémoration.

Une main baguée valait, en ce temps-là, une carte de visite

La bague de cet âge archaïque, ou être et paraître se confondaient souvent (principe qui fit, entre autres, la fortune de Cagliostro et de Casanova), témoignait en premier lieu d'une identité sociale. Par le port d'une bague, un homme ou une femme donnait à voir sa classe, c'est à dire son rang social.
Ainsi, la chevalière armoriée (gravée sur pierre le plus souvent) supposait un gentilhomme, l'intaille ou le camée révélait un homme de goût, et le diamant, ostentatoire, prouvait un grand seigneur. Giacomo Casanova, qui ne l'était pas, mais savait habilement se jouer des codes en usage, éblouissait les courtisans du feu de ses joyaux, afin de passer à leurs yeux pour un "personnage imposant".

Une main baguée valait, en ce temps-là, une carte de visite. La bague était au cœur même d'un code existentiel. La véritable césure sociale passait en effet par le fait de travailler ou non de ses mains.
Par conséquent, pour l'artiste ou le grand artisan par exemple, dont le rang social était fort inférieur (la plupart du temps il vivait dans la domesticité d'un mécène), le fait de ne pas exercer de travaux manuels l'autorisait à côtoyer sans trop de vergogne les plus hautes classes et jusqu'aux membres de la Cour. Ce qui explique que tant de portraits d'artistes (peintres, musiciens, sculpteurs...) nous les dépeints porteurs de bagues au doigt...
Porter une bague démontrait, de façon ostensible, que l'on disposait librement de ses mains, sans les asservit à un quelconque ouvrage, c'est à dire, sans déroger. Les mains oisives et parées classaient ceux qui les exhibaient au bout de leurs dentelles, à la façon des mandarins qui, pour la même raison, laissaient des ongles démesurément longs dépasser de leurs manches de brocards.

Avec le bijou d'esthète, on passe du témoignage d'identité sociale au témoignage d'identité culturelle. L'homme de goût et de culture se révélait tel par ses choix.
Portant le plus souvent des pierres dures gravées, en camées ou en intailles, il recherchait ce qui était beau, rare, original, plus que ce qui était dispendieux. Revanche du talent et de la culture sur la naissance et la richesse ! L'intaille antique, digne de la glyptothèque de Crésus, ramenée d'Italie ou de Grèce où artistes et amateurs se rendaient pour parfaire leur esprit au contact des Anciens, faisait plus sensation dans les Salons parisiens qu'un diamant de Golconde !

Les convictions se lisaient sur la main

La bague témoignait enfin d'une identité individuelle. En ce sens qu'elle individualisait, qu'elle personnalisait celui qui la portait, ce qui était important dans une société plus collective et plus hiérarchisée que la nôtre. Il était fréquent, par le choix d'une pierre, ou d'un sujet de camée ou d'intaille, d'afficher ses goûts, ses préférences ou ses convictions.
Qui s'étonnait, par exemple, que le fameux Régent, Philippe d'Orléans, noceur invétéré, ornât sa bague d'un dieu Bacchus ? Que le peintre Thomas Gainsborough eût une prédilection pour les agates arborescentes, dont les inclusions dendritiques évoquent des paysages noyés de brumes ? Qu'un adversaire de la favorite de Louis XV, demandât à un graveur complice de la représenter en guenon sur un chrysobéryl ? Qu'un courtisan ou qu'un ambassadeur se fisse gloire de posséder une bague ornée du portrait que lui avait offert un souverain ?
Sous la Révolution, les monarchistes exhibaient des fleurs de lys, des portraits du Roi ou de la Reine, ou des profils de César, partisan de l'ordre ; tandis que leurs adversaires préféraient arborer Socrate, victime de la dictature du pouvoir en place, Brutus, rebelle à ce même pouvoir, ou des bonnets phrygiens et des anneaux taillés dans des moellons tirés de la Bastille ? C'est ainsi que les convictions se lisaient sur la main.

Le XVIIIème siècle finissant aimait les gages concrets

Le témoignage pouvait aussi vouloir s'inscrire dans la durée et prenait alors une finalité de commémoration. Tout événement pouvait en devenir le thème, du plus anodin (un jeu gagnant aux cartes, l'ascension du ballon des frères Montgolfier, un chien familier, une rencontre amoureuse...), au plus marquant : une union réussie ou que l'on espère telle, une naissance fêtée, un exil au retour incertain, un deuil dont rien ne peut nous consoler...
Pour commémorer tous ces événements et marquer, matériellement, les sentiments et les serments qui les accompagnaient, le XVIIIème siècle finissant aimait les gages concrets, les signes tangibles, les messages explicites ou suggérés qui frappaient à la fois au cœur et à l'esprit et faisaient monter les larmes aux yeux (on pleurait aisément en ce temps-là !)

Cupidon, déposant son arc débandé, offre à sa dulcinée des alliances brillantées, des bagues serties de pierres en marquises ou en bouquets (rubis pour la passion, émeraude pour l'espoir, saphir pour la félicité, diamant pour la durée). Les âmes sensibles, aux bourses moins garnies, s'accommodaient de modestes anneaux en forme de cœurs, de mains jointes, de paniers fleuris. Et aussi de bijoux symboliques : portraits, cheveux tressés, colombes accouplées bec à bec, cœurs enlacés, couronnés et flamboyants, bagues à chatons inscrits de mots, de phrases, de devises claires (votre amour fait ma félicité, don d'amitié... prénom ou initiales de l'être aimé...) ou déguisées (rébus : L.A.C.D.... ou allégories : le nœud qui se resserre lorsque les fils s'écartent, la fidélité, avec ses chiens couchés au pied de l'autel des vestales, son lierre qui s'attache où il pousse et ne change qu'en mourant...).

La Mort, aussi, transposée en bijou, réclame son cortège de signes et de symboles.
C'est tout le répertoire du tombeau, de l'urne, du saule-pleureur, de la tête de mort, qui défile sur la bague. Avec aussi les portraits des défunts, peints sur l'ivoire ou sculptés sur le bois, accompagnés d'un nom, ou de la date du funeste départ...

Le sentiment et l'attachement survécurent ainsi jusqu'à nos jours à la dégradation de tout

Le comble du sentimental, dans l'amour ou le regret, va jusqu'à changer la bague en reliquaire. Le chaton devient un réceptacle pour recevoir un petit fragment de l'être aimé, un sarcophage précieux où l'on place, sous son portrait ou sous son monogramme, une dent de lait, une mèche de ses cheveux, une trace quelconque de sa personne physique... Ce type de bijou se conservait par-devers soi, intimement, ou se donnait en gage d'affection à un parent, d'amour à un amant. Suite à un décès, il se voulait gage d'affliction, de souvenir et de fidélité.
Ainsi Marie-Antoinette, après l'épreuve de Varennes, fit-elle don à son amie chère, la princesse de Lamballe, d'une bague contenant un peu de ses cheveux, accompagnés de cette légende : "blanchis par la douleur". La même Reine infortunée fit passer au comte d'Artois, en mars 1793, par l'intermédiaire du chevalier de Jarjaye, l'anneau de mariage et les cheveux de son époux martyr.

Transposés en bijou, pour durer avec lui, le sentiment et l'attachement survécurent ainsi jusqu'à nos jours à la dégradation de tout. Quelle plus élégante manière auraient-ils pu trouver pour ce faire ?
On peut dire, plus de deux siècles après sa création, que la bague du XVIIIème siècle a rempli brillamment ses missions, au-delà de toute espérance. Elle parvient encore, par la force du sentiment qu'elle portait en elle dès l'origine, par l'intimité qu'elle a partagée avec ceux au doigt desquels elle a vécu, par sa durabilité supérieure à toutes les existences humaines, par sa transmission, de don en don, de mort en vivant et de génération en génération, à nous émouvoir encore au plus profond de nous.

Sous nos yeux, elle réveille des rêves enfouis ou négligés. Sur nos mains, par son faste intact, elle déroule une fresque qui ressuscite un fragment du passé, dont nous devenons à notre tour, par fantasme, les acteurs émus, vivants et animés.
Décembre 2004
Par Fabian de MONTJOYE