Gastronomie


Alain Senderens : Libre comme l'air... du temps

Libéré, Alain Senderens respire à pleins poumons l'Air du Temps. C'est son expression favorite, qu'il emploie aussi souvent d'ailleurs que le mot "libre". Il est vrai que ce roi de la cuisine, qui fut il y a trente cinq ans à l'initiative de la Nouvelle Cuisine, et qui - il aime à le rappeler - fut l'initiateur des associations des vins et des mets a toujours été dans l'air du temps...
Il vient de se remettre en question à nouveau, mais cette fois il entraîne la nappe avec lui : la gastronomie française, le vénérable Michelin, les palaces, les critiques, les gastronomes etc. Tout le monde est touché et bouge, tandis que Place de la Madeleine, Lucas-Carton céde la place au Senderens. Pour Luxe-MagazineAlain Senderens donne son sentiment sur le luxe : "Cela tombe bien, confie-t-il, j'avais des choses à dire !"

"Cela fait trois ans que je réfléchis à ça"

"Cela fait trois ans que je réfléchis à ça. Je ne l'ai pas fait sur un coup de tête, de fatigue ou autre!" annonce-t-il d'emblée, en se penchant sur le plateau très doux d'une des nouvelles tables du Passage, le bar à sushis qu'il a fait aménager au premier étage, sous les fleurs délicates peintes sur les murs par l'artiste coréenne Yoon Hee Ahn, une collaboratrice de la créatrice Stella Mac Cartney.
L'ambiance est vaporeuse, aérienne, toute nouvelle, mais respecte l'ancien cadre Art Nouveau des magnifiques boiseries qui habillent la salle à manger, les beaux miroirs et les sculptures florales de Louis Majorelle. Un vrai symbole, tout à fait dans l'esprit de ce maître de la Nouvelle Cuisine avec qui tout tient en équilibre subtil.

Une réussite d'équilibre

Le décor a été confié à un designer et architecte d'intérieur de 31 ans, Noé Duchaufour-Lawrance - en collaboration avec l'agence d'architecture Axel Schoenert Architectes Associés -qui a décloisonné l'espace pour faire naître une "chrysalide". Encore un autre joli symbole pour ce papillon Senderens sorti de l'ancien Lucas-Carton...
Sur les murs et les tables lumineuses jouent des images flottantes de papillons ou de motifs végétaux rappelant les circonvolutions boisées de Majorelle en 1910. Au plafond de grandes lumières au dessin ondulé se reflètent sur un sol noir diffractant.
C'était une gageure d'équilibrer ainsi, sans aucun hiatus, l'époque ancienne et la nouvelle et c'est une réussite d'équilibre. Place donc au nouveau restaurant et à un homme libre, Alain Senderens.

Je veux faire bouger les choses !

"On ne peut plus avoir des restaurants comme il y a cent ans ! Il fallait bouger les choses ! Pour certains je me suis sacrifié. Ce n'est ça du tout : Je veux faire bouger les choses ! Je suis plus libre, en prise directe avec l'air du temps. Je peux traiter les produits que je veux, donc je m'amuse... Je suis très fier de la carte que j'ai en ce moment : Je propose des sardines, des produits que l'on n'a pas l'habitude de voir dans un "trois étoiles" et je défie quiconque d'y voir une différence.
D'ailleurs mes clients me disent que c'est aussi bon qu'avant. La différence c'est que les produits sont moins chers : Avant on faisait du turbot, qui coûte une fortune, maintenant on fait de la lotte, et elle est aussi bonne que mon turbot ! Prenons un autre exemple : Celui d'une poularde d'une région très célèbre, qui est très, très chère; je la proposais à 85 euros l'année dernière, cette année je la sers à 30 euros... Et quand vous goûtez cette volaille de Chalans et l'autre côte à côte, très peu de personnes voient la différence..."

"En plus j'ai pris des cours sur le luxe"

"En plus j'ai pris des cours sur le luxe". Voilà bien un domaine où Alain Senderens veut s'exprimer : "Je me suis fait expliquer comment cela fonctionne dans les grandes bijouteries et toutes ces sortes de magasins : Il y aura toujours une poignée de milliardaires qui achèteront des produits rarissimes, mais ce n'est pas avec cela qu'ils vivent ! Dans la Haute Couture c'est pareil. Il faut bouger, on est obligé de se transformer et d'évoluer."
L'oeil vif, voire malicieux, et avec une joie manifeste, celui qui a accumulé 84 étoiles en 28 ans de pratique de la plus haute cuisine, qui rappelle clairement que c'est lui "qui a été à l'origine de la Nouvelle Cuisine, à l'origine du mariage des plats et des vins," enfonce le clou :

"Je trouvais ça complètement "has been' !"

C'est quand même moi qui ai créé tout ça. Je ne sais pas si je vais créer une nouvelle restauration, mais je me suis mis en colère contre ceux qui ont dit que j'allais faire une brasserie ou un bistrot : Je veux toujours faire un grand restaurant, qui a du luxe - vous pouvez le constater - mais qui n'a plus de frais somptuaires. On a diminué au maximum les frais, surtout inutiles et d'une autre époque : je n'ai pas, par exemple deux garçons pour porter les plats et un troisième pour soulever la cloche... Je trouvais ça complètement "has been" ! Il faut savoir que le luxe dans la restauration ça ne sera plus permis qu'aux palaces et autres... Les individuels comme moi ne peuvent plus se le permettre. Je prends un autre exemple : Je payais chaque mois 100.000 francs de frais de linge pour les nappes amidonnées et 40.000 francs de fleurs..."

"Le luxe que nous pratiquons dans la Grande Restauration est anti-économique"

Ce créateur ne veut plus de contraintes. Lorsqu'il parle ses mains accompagnent ses mots et balayent l'air, tirent des traits : "C'était démodé! Je voulais un restaurant en prise directe avec l'air du temps; le luxe que nous pratiquons dans la Grande Restauration est anti économique. Avec des prix très élevés, nous obtenons 4% de bénéfice avant impôt... et on passait pour des voleurs ! je pense qu'il y aura toujours des "trois étoiles" mais c'est au Guide Michelin de se moderniser également."
Voilà, la balle n'est plus dans son camp et la question est posée dont bruit tout le Landerneau de la restauration haut de gamme. Sera-t-il suivi ? "Je ne sais pas. Je sais qu'il y a un autre "trois étoiles" qui va le faire bientôt, et sans doute un deuxième, selon les renseignements que j'ai. Mais il faut que ça bouge ! Les trois étoiles c'est anti-économique, c'est anti-social. Ce n'est plus dans l'air du temps ! Moi j'étais prisonnier du système : je voulais en sortir, et il est temps d'en sortir !

Un mouvement culturel

Secondé par Frédéric Robert, 42 ans, ce chef a donc voulu "tout réinventer", une fois de plus et une fois de plus il lance un mouvement culturel, "faisant de la cuisine trois étoiles sans les prix d'un trois étoiles".
A 65 ans le malicieux et surdoué Alain Senderens est un homme libre comme l'air... du temps.

Octobre 2005
Par Yves CALMEJANE
SENDERENS

9, place de la Madeleine, 75008 PARIS
anciennement Restaurant Lucas Carton

Ouvert tous les jours
 - Restaurant ouvert de 12h à 15h et de 19h à 23h30
 - Bar et salons Senderens ouverts de 11h30 à 1h30

Tél : 01 42 65 22 90
Fax : 01 42 65 06 23
Courriel : lucas.carton@lucascarton.com